|
Les Zafiraminia
Au compte des générations qui se
sont succédé depuis Racoube, grand ancêtre en Anosy, l’arrivée des
ZafiRaminia à Madagascar se situe au 12e siècle. A cette époque,
Srivijaya, culturellement indianisée depuis longtemps, reste la
grande puissance qui contrôle le détroit de Malacca, étendant son
pouvoir sur Sumatra, la presqu’île malaise et une partie de l’Ouest
de Java. Elle est alors en compétition avec la thalassocratie
indienne de Chola, contrôlant Ceylan, le Deccan, les Laquedives et
les Maldives. Dans le monde musulman, autre rival, Le Caire et la
mer Rouge supplantent Bagdad et le golfe Persique – ce qui rend son
importance à la grande ville commerçante de La Mecque.
S’agissant du prosélytisme musulman, il ne commencera vraiment en
Asie du Sud-Est qu’à partir du 13e siècle, alors que c’est dès les
9e — 10e siècles qu’il est à l’œuvre dans les comptoirs d’Afrique
orientale, s’étendant progressivement à Madagascar, en commençant,
semble-t-il par le nord et, surtout, le nord-ouest de
l’île.

Héritiers d’anciennes dynasties
régnantes, divers groupes dirigeants de la société traditionnelle
malgache déclarent descendre de Raminia, se définissant ainsi comme
ZafiRaminia. Les descendants de Raminia sont nombreux, surtout sur
la côte est et dans les hautes terres centrales. Cependant,
laissant de côté les Anteony – pour en traiter avec l’ensemble de la
société antemoro –, les travaux portant sur les ZafiRaminia
retiennent les roandrian de l’Anosy dans l’extrême sud, les
Antambahoaka de la région de Mananjary dans le Sud-Est et la branche
des ZafiRambo dans le pays tanala – qui s’étendait jusque dans le
Sud-Est de l’Imerina de l’histoire contemporaine. Leur importance
dans l’histoire malgache tient, d’une part, au rôle majeur qu’ils
auraient joué dans le passage “des clans aux royaumes” ; et d’autre
part, aux discussions portant sur leur arabité ou non, sur leur
confession ou non de la foi islamique. Mais faute de consensus, le
débat est resté ouvert. Quel homme fut donc Raminia ? A défaut de
témoignages contemporains, on peut essayer d’y voir plus clair à
partir de ce qu’en disent ses descendants, et en s’appuyant sur la
connaissance que l’on peut avoir de ceux-ci, y compris par
l’ethnographie. Les premiers témoignages historiques présentant
les ZafiRaminia nous viennent des Portugais. Dès ce premier contact,
qui s’est situé en 1613, les ZafiRaminia étonnèrent leurs visiteurs.
Ainsi, le journal de bord du “Nossa Senhora de Esperança”, qui fit
relâche dans la baie de Sainte Luce, fait état de l’“humiliation”
ressentie par les Portugais, quand le roi Andriantsiambany – dont le
nom signifie “Prince supérieur” – vint à leur rencontre avec toute
une cour et une suite de 500 hommes d’armes qui devaient en imposer
en cas de négoce ou de négociations. N’ayant que leurs pauvres
vêtements de marins et de commerçants, les Portugais se sentirent en
état d’infériorité face à l’élégance des roandrian antanosy et à la
profusion de leurs parures d’or, d’argent et de corail. Face aussi à
l’ordonnancement d’un cortège réglé par un protocole
strict.
Un groupe
prestigieux
Cette importance du protocole demeure
encore sensible, chez les ZafiRaminia de Mananjary, lors des
impressionnantes fêtes du Sambatra, cérémonie septennale de
circoncision collective qui, durant un mois, théâtralise la conquête
du territoire, et qui est l’occasion, pour la communauté zafiraminia
de Mananjary, de se retrouver. Lors des derniers Sambatra, de 25 à
30 000 personnes dont beaucoup étaient venues de loin, voire même de
l’étranger, avaient pris part à la cérémonie. Et la grande
procession conduisant les enfants à circoncire à l’embouchure en
suivant le bord de mer – c’est le Manenatra ou “Grande Migration” –,
fut pour tous le moment d’un véritable assaut d’élégance et de la
mise en évidence des richesses dépensées pour ce grand jour. Fait
significatif, Antambahoaka ZafiRaminia lui-même, feu Mgr Xavier
Tabao, évêque de Mananjary habituellement vêtu comme un laïc, venait
assister au départ du Manenatra en soutane violette de cérémonie,
accompagné de tout son clergé en soutane. Le faste et la grandeur
des cérémonies d’aujourd’hui rappellent bien la magnificence passée
des ZafiRaminia. Témoignages historiques et données du terrain –
dont le Sambatra n’est qu’un exemple – ont frappé les esprits et ont
amené plus d’un auteur à se pencher sur le groupe en question : les
ZafiRaminia n’étaient apparemment pas conformes à l’idée qu’ils se
faisaient des Malgaches, et plus encore des Malgaches de culture
authentiquement malgache. S’agissant du premier point, on sait
qu’avant de reconnaître leur erreur, les Portugais du début du 17e
siècle avaient commencé par les prendre pour des descendants de ceux
des leurs qui avaient fait naufrage dans l’île au siècle
précédent. Quant à leur culture, c’est aussi dès ce 17e siècle
que le jésuite portugais Luis Mariano les voyait musulmans possédant
le Coran, respectant le jeûne du Ramadan, se faisant circoncire, ne
mangeant pas de porc, pratiquant la polygamie et usant de talismans.
Plus circonspect, un de ses confrères remarquait qu’ils
n’observaient pas l’enseignement de l’islam comme une loi venue
de Dieu, “mais comme légué par leurs ancêtres”. Plus récemment, les
études ont insisté sur le fait qu’ils venaient de La Mecque et leur
ont attribué une origine arabe et la pratique de l’islam, laquelle
toutefois aurait dégénéré et serait devenue hérétique. Mais certains
des meilleurs connaisseurs de l’islam et de Madagascar contestent
qu’on puisse effectivement parler de “tribus musulmanes, ou
islamisées, du Sud-Est”, constatant que ces groupes ont des
attitudes et des comportements contraires aux fondements de l’islam
arabe, notamment en ce qui concerne le chien dont l’impureté n’est
qu’à moitié enregistrée. Cela dit, presque tout le monde se
retrouvait pour faire jouer aux ZafiRaminia, en tant qu’Arabes – et
donc blancs – et en tant que musulmans – et donc fidèles d’une
religion supérieure parce que monothéiste et universelle – le
fameux rôle à l’origine des formations politiques malgaches et des
royaumes. En quelque sorte, conformément aux idées héritées du
19e siècle occidental, ils auraient appartenu à une “civilisation
supérieure”, et, par leurs ancêtres, auraient été du nombre de ces
“étrangers” qui, dans le passé, avaient apporté quelques éléments de
civilisation dans le pays. De fait, si les Zafiraminia
d’aujourd’hui revendiquent de façon nuancée leur origine mecquoise
et si certains se revendiquent «arabo», comme le faisait encore il y
a trente-cinq ans Dilifera, mpanjaka d’Ikongo alors octogénaire, ils
sont loin d’être rares à nier toute appartenance à l’islam et nul
d’entre eux ne paraît prétendre, pour leurs ancêtres, à la gloire
d’avoir fondamentalement influé sur l’évolution de l’organisation
territoriale et politique de l’île. La question est alors de
savoir si l’on a là le reflet de la situation originelle ou bien le
produit d’une évolution récente. Pour répondre à une telle question,
le mieux serait de se tourner vers les récits qui ont été produits
par les ZafiRaminia eux-mêmes.
Les
ZafiRaminia et l’islam
Parmi les textes
disponibles – sans doute y en a-t-il d’autres jalousement conservés
dans les tranobe — “grandes maisons” — des mpanjaka –, il en est un
qui semble donner raison à la thèse musulmane. C’est celui de
Ravalarivo : un texte rédigé en caractères arabico-malgaches au 19e
siècle à Mananjary par un katibo ZafiRaminia. Bien que Ravalarivo
ait été en relation avec Grandidier, son texte paraît bien présenter
de la tradition une version qui n’a pas été influencée par les
regards étrangers, et que l’auteur produisit à l’usage des siens.
Ravalarivo leur dit qu’ils sont de la descendance de toute une
lignée des plus anciens prophètes depuis Noé et qu’ils appartiennent
au même monde que Mahomet. Le cadre chronologique qu’il pose
porte la marque de l’islam, avec une généalogie qui donne les noms
de cinq ou six des vingt-huit prophètes mentionnés dans le Coran :
“… Ranoé lui succéda. Lorsque Ranoé mourut, Radavid lui succéda.
Lorsque Radavid mourut, Rasalomon lui succéda…” Un dernier
“prophète”, Ravinavy, donna naissance à Raminia, lequel rendit
visite “à son ami” Mahomet pour lui indiquer son projet de partir
s’installer à Mahory, un lieu que l’on identifia ici à Madagascar
plutôt qu’à Mayotte. On est certes bien loin de la chronologie de
la Bible – dans la tradition de laquelle s’inscrit l’islam –, et
l’on peut déjà noter que, malgachisés et dotés d’un “Ra-”
honorifique, les noms de ces prophètes retenus par le Coran sont
curieusement restés au dessous du niveau supérieur en “Andria-”,
mais l’on en retiendra que Ravalarivo rattache explicitement son
ancêtre Raminia à La Mecque, dont il fait aussi venir ses
conseillers, les Anakara et les Antetsimaito. Quant aux Mofia,
Antaivandrika et Masihanaka qui seront du voyage vers Madagascar, ce
ne sont que des kafiry, des incroyants selon l’islam, qu’au besoin,
il sacrifiera pour le succès de sa traversée. Une fois décidé à
s’établir, il fait un voyage à La Mecque pour y prendre les
richesses qu’il y avait laissées. Et sitôt achevé l’établissement
dans l’île, Raminia le laissa à ses enfants et retourna à La
Mecque. Ravalarivo conclut ce point sur le constat que Raminia ne
fut pas enterré à Madagascar. Puis il termine son tantara, par la
formule “Que Dieu, qu’il soit élevé !, le garde et qu’il accorde le
salut à l’âme de’Omar fils de Sultan (descendant de) Ranoé” – qui
achève de l’inscrire dans la révérence à l’islam, Omar ayant été
reconnu pour le deuxième calife. Il convient ici d’ajouter que
l’une des traditions recueillies par Flacourt au 17e siècle, où l’on
peut lire que “quelques-uns disent que les Roandrian s’appellent
Zafferahimina du nom de la mère de Mahomet qui s’appelait Imina”
allait bien plus loin que Ravalarivo, faisant carrément de la mère
du prophète leur ancêtre éponyme.
La
tradition austronésienne
Comparé aux informateurs
de Flacourt, Ravalarivo est un auteur tardif dont la valeur du
témoignage aux yeux des érudits tenait largement au fait qu’il était
écrit et que lui-même était identifié. Cela dit, on ne peut manquer
de relever qu’il faut bien souvent, pour comprendre Ravalarivo, s’en
rapporter aux traditions rapportées par Flacourt, que pourtant il ne
connaissait pas. Cela nous fait obligation d’accorder à celles-ci
toute l’importance qu’elles méritent. A la lecture de Flacourt, on
s’aperçoit qu’il n’y avait pas à son époque, un unique tantara
faisant l’unanimité des roandrian antanosy, car l’auteur poursuit “…
d’autres disent qu’ils se nomment Zafferamini, c’est-à-dire, la
lignée de Ramini qu’ils disent avoir été leur Ancêtre, ou de Raminia
femme de Rahouroud, père de Rahazi et de Racouvatsi ou
Racoube”. A la revendication des uns de partager la même
ancestralité que le prophète, s’oppose donc l’affirmation, par
d’autres, d’une tradition les faisant descendre soit d’un homme du
nom de Ramini, soit de sa fille Raminia. On peut encore ajouter
qu’en cette seconde tradition, Ramini, comme le Raminia de
Ravalarivo, se rend auprès de Mahomet, mais c’est pour s’en faire
reconnaître Prophète, à son égal, et affirmer son droit à exercer
lui-même le sombily, c’est-à-dire le sacrifice des animaux qu’il
allait consommer ainsi que les siens. On n’imagine pas meilleure
façon d’affirmer sa non soumission à l’islam. Et bien d’autres faits
prennent sens à partir de là. Nous avons tout d’abord le choix de
l’ancêtre éponyme – homme ou femme – qui nous met en présence d’un
conflit entre les conceptions arabes et les austronésiennes, pour
lesquelles la femme, avons-nous déjà vu, tient une place
privilégiée. Il faut souligner à ce propos que, se penchant sur le
texte de Ravalarivo, les connaisseurs de l’islam n’ont pas relevé
que celui-ci ne connaît pas de prophète (antomoa) du nom de
Ravinavy. Or, les prophètes étant des hommes, ce nom pourrait se
traduire par “Honorable homme dont on a fait une femme”. Tout se
passe comme si le texte zafiRaminia admettait la primauté que
l’islam donne aux hommes, mais attribue à cet homme une qualité
féminine, l’inscrivant ainsi dans la tradition austronésienne où les
êtres d’origine divine, même s’ils sont officiellement des hommes,
ont souvent une personnalité féminine. Allons plus loin. Sieur
Ramini, dans la version de Flacourt, ne descendait pas d’Adam. Il
“avait été créé de Dieu à la mer, soit qu’il l’ait fait descendre du
Ciel et des étoiles, ou qu’il l’ait créé de l’écume de la mer”. Avec
la descente du Ciel comme pour les princes et princesses issus du
Dieu céleste ou la naissance à partir de l’eau, principe de vie
attaché aux andriana, on retrouve deux des grands thèmes
fondamentaux de la religion austronésienne. Pour couronner le
tout, survient la revendication austronésienne, car dans le
manuscrit de Ravalarivo, Noé a pour père et mère,
Ramaka-Rabehavelomana et Rasoamanorohovelona. Le père est certes
bien doté d’un nom faisant en partie référence à la grande place de
commerce qu’était La Mecque, puisque Ramaka signifie “Honorable
Mecquois”. Mais en leur entier, ces noms typiquement malgaches ont
des sens leur attribuant les pouvoirs des princes-dieux “maîtres de
la vie” de la tradition. Et l’on ne peut omettre de constater que,
donné pour roi de la ville sainte, il serait le premier de toute une
lignée de prophètes. Ainsi, quoique se situant à l’intérieur de
l’islam, Ravalarivo va jusqu’à revendiquer pour cette religion une
origine austronésienne. Actualisant leur histoire en fonction des
contextes, les traditionistes zafiRaminia ne se résolvaient pas à
abandonner ce qui faisait leur identité austronésienne. Leur
relation avec le monde arabe et l’islam sont équivoques. Il est
possible qu’ils aient eu des ancêtres indiens ou arabes, comme le
donne à penser l’importance des types blancs chez les roandrian du
temps de Flacourt. Mais culturellement, ils venaient du Sud-est
asiatique, hindouisé certes mais toujours profondément austronésien.
Raminia, en ce sens, est le type même du “héros civilisateur”
envoyé par Dieu pour mettre de l’ordre dans le chaos terrestre.
Cette ascendance divine a sans doute aidé les siens à s’imposer dans
le monde malgache, mais on peut plus prosaïquement penser que leurs
richesses de grands commerçants n’y furent pas non plus pour rien.
Dans le domaine politique, leur accession à des fonctions royales
dut être le résultat d’heureuses alliances matrimoniales dans les
groupes dirigeants, comme ce fut le cas pour Dame Andriandrakova qui
épousa un Vazimba et donna naissance à Andriambahoaka.
Jean-Pierre
Domenichini et Bakoly D. Ramiaramanana
|
Des bribes de tradition Le
texte de Ravalarivo n’est pas un de ces beaux tantara
formalisés dont la tradition a le secret mais plutôt un
patchwork (bemiray), où des bribes de tradition restent
incompréhensibles. C’est ce qui, par exemple, apparaît dans le
thème, conservé, des plantes annonciatrices d’un
événement. Raminia, ici personnage masculin, a décidé de
s’établir à Alamanofy. Laissons la plume à Ravalarivo dans la
traduction de Ferrand : “— Je vais partir pour La Mecque …
chercher tout ce que je possède. Un bananier desséché
produisit des bananes mûres ; une vache eut un veau à tête de
mouton et des quinze calebasses de jus de citron, une seule
restait pleine. — Mon frère cadet et moi sommes égaux, dit
Raminia, et il partit. Voici mon frère cadet qui me
remplacera, si je viens à mourir, dit-il encore avant son
départ.” On ne comprend ce que viennent faire le bananier, le
jus de citron et la vache avec son veau à tête de mouton que
grâce à la tradition antanosy rapportée par Flacourt. Cette
dernière ordonne l’événement quelque part en “Inde”, autour de
Rahadzi et de Racouvatsi, les deux enfants de Dame Raminia et
petits-enfants de Ramini. Rahadzi, l’aîné, qui est un
“Grand Prince” comme son père et son grand-père, part en
voyage en laissant la régence de son royaume à son cadet –
lequel devrait lui succéder s’il n’était pas de retour au bout
de dix ans. Pour que l’on sache s’il était encore en vie,
Rahadzi fit enfouir en terre certaines sortes de bananes qui
peuvent durer dix ans sans se corrompre, fit emplir sept vases
de terre de jus de citron, et fit aussi enfouir en terre une
espèce de canne à sucre, et dit que lorsque les bananes seront
pourries, que le jus de citron sera évaporé, que les cannes
seront corrompues, et que pendant ce temps-là, il n’était pas
de retour, son frère pourrait être proclamé roi. Rahadzi
revint un peu plus de dix ans après, son frère avait été mis à
sa place. Racoube, pris de court, s’enfuit en bateau. Peu
après, Rahadzi prit la mer à sa poursuite. C’est ainsi qu’ils
arrivèrent à Madagascar, mais Racoube arrivé le premier
s’était enfoncé dans les terres avec ses gens, et Rahadzi
renonça à la suivre. Il importe peu de savoir si Ravalarivo
savait ou non le sens de cet épisode, construisant une
tradition plus terrestre que céleste, il ne lui a pas semblé
envisageable d’occulter un tel
événement.
|
|