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Madagascar (10e partie)
Le modèle ZafiRambo
L’Imoro, présenté comme tête de
pont de l’influence arabo-musulmaneà Madagascar,apparaît, à travers
l’histoire de sa dernière dynastie, comme le lieu d’un échec de
cette influence. Car plutôt qu’à une dynamique d’arabisation ou
d’islamisation de la région, on assiste en définitive à un processus
de désislamisation des immigrants qui y furent une des sources de
l’aristocratie dirigeante depuis le 16e siècle. On pourrait
supposer que l’évolution locale du modèlene pesa passur sa diffusion
dansle reste de l’île. Et les diffuseurs – tant les ombiasy qui
auraient tenu un rôle important dans les autres royaumes que les
personnes issues du groupe dynastique qui s’établirent en d’autres
régions – auraient pu mieux préserver l’héritage de la
culturearabo-musulmane. Mais tel ne fut à l’évidence pas le cas,
sur le gradin forestier, dans l’histoire de l’AnjafiRambo, dont
certains sont tentés d’inscrire la réussite au bénéfice de ces
suppositions, Rambo étant présenté dans la Matatàna comme le fils
aîné de Ramarohalaña, fondateur du royaume
antemoro.
Le pays tanala, ou tañala selon la
prononciation locale, se situe sur le gradin forestier entre, à
l’est, les pays du littoral et, à l’ouest, les étendues déforestées
des hautes terres qu’on appelle Ampatrana,“région déforestée”, par
opposition à l’Anala “Pays de la forêt”, sur le versant au vent, où
persista la forêt pluviale. Cette forêt s’étire sur toute la
longueur de la Grande Ile, mais le pays tanala historique correspond
à l’Anjafirambo, “Pays des descendants de Rambo”, qui couvrait plus
de 300 kilomètres, du bassin versant de la Matatàna, au sud, à celui
de l’Onive, au nord.
Un passé voué à
l’oubli
Le concernant, l’histoire nationale
retient aussi bien la région de Vohitrarivo, près de Tsinjoarivo sur
l’Onive, dont le roi que son nom donne pour Prince de l’Univers –
Andrianonindanitramantany signifiant à la fois “Prince des fleuves
du ciel et de la terre” et “Prince du fleuve dans le ciel et sur la
terre” –, donna, au 17e siècle, sa fille en mariage à
Andriamasinavalona, roi de l’Imerina aux quatre provinces, que la
région d’Ambohimanga du Sud, au nord d’Ifanadiana, qu’on appelle
souvent Ambohimanganiovana, en hommage à la personnalité de la
princesse Raovana, Andriambaventy dont Ranavalona II n’hésita pas à
faire l’égale, en science du gouvernement, du grand
Andrianampoinimerina. Néanmoins, le pays tanala s’identifie pour
beaucoup à l’Ikongo – région de l’ancien Fort-Carnot –, parce que
les ZafiRambo de la région ont glorieusement fait parler d’eux, au
19e siècle, en résistant tout d’abord à l’unification entreprise par
le Royaume de Madagascar, ensuite aux premiers assauts de la
colonisation française. A l’arrivée des ZafiRambo, au 17e siècle, en
provenance des hautes terres où les avaient conduits leurs premières
migrations, le gradin forestier – dont il n’est même pas exclu qu’en
fut proche, à défaut d’y avoir été, le territoire de Nosiala où
Ramarohalana aurait installé Rambo – n’était pas un pays
désert. Mais pour raconter les “premiers temps de l’histoire”, la
tradition y utilise les mêmes schémas que les autres régions de
l’île. Les Vazimba, premiers habitants, auraient été de petits
hommes noirs qui n’auraient connu ni le feu ni l’agriculture, et se
seraient nourris d’aliments crus. Sans chefs, ni serviteurs, ni
interdits (fady), ils n’auraient eu ni vraies maisons ni tombeaux,
mais parlaient une langue comprise des nouveaux venus. A lire ce
portrait, on en comprend toute la charge idéologique. Sauf le fait –
au demeurant très important – qu’on y reconnaît l’unité linguistique
ancienne, cette version de l’histoire, objet de consensus, présente
les premiers habitants comme vivant au plus profond de la nuit
paléolithique. Les générations qui ont élaboré ce récit et
occulté les anciennes réalités, l’ont fait pour s’attribuer tout le
mérite des progrès qui auraient été effectués depuis cette époque et
qui font que les hommes sont des hommes. Normale en toute société
valorisant l’idée de progrès, cette occultation du passé par la
violence de l’imaginaire indique l’intensité des anciens conflits
politiques, lesquels avaient si fortement engagé les adversaires
que, pour asseoir leur autorité, les vainqueurs en étaient ainsi
venus à condamner les vaincus à l’oubli et à la dérision. Mais la
mémoire de la culture permet de reconstituer la première histoire de
l’Anjafirambo. Tout au début, comme elles comportaient la partie
haute des différents bassins versants des fleuves qui se jettent
dans l’océan Indien, les régions du gradin forestier faisaient
partie des principautés qui avaient établi leur centre de décision
près des embouchures. C’est ainsi que l’Ikongo, la mieux connue,
faisait au départ partie de la première principauté installée dans
la Matatàna. Et l’on y rencontre encore des Antangato, des Mangania,
des Antekity… représentants de clans, aujourd’hui marginaux et comme
déchus, mais qui, avant l’arrivée des Anteony, occupaient des places
centrales à l’embouchure et devaient tenir leur rang dans
l’organisation. Plus qu’à l’agriculture, ils se vouaient dans cet
arrière-pays à la collecte de “feuilles d’herbe” destinées à
l’exportation par la Matatàna, et l’on comprend qu’il en ait été
tiré argument pour dire qu’ils ne pratiquaient pas
l’agriculture. Si des frontières ont pu exister à l’époque, elles
ne furent pas stables, variant avec les déplacements des hommes.
C’est ainsi que – peut-être du temps de Darafify – les aléas de
l’histoire firent passer une bonne partie de ce qui devint
l’Anjafirambo dans ce qui était alors le pays des Vorimo, lesquels
étendaient leur autorité depuis Ifanirea dans le sud de l’Ikongo,
jusque dans la vallée de l’Iazafo, à l’ouest de
Fenoarivo-Atsinanana. De fait, l’histoire et l’identité de
plusieurs grandes familles témoignent à la fois du fait qu’avant la
période zafiRambo, la région resta tournée vers la mer et dans la
mouvance des embouchures de la Matatàna, de la Mananjary et de la
Fanantara, et de l’importance des conflits pour le contrôle
politique des hommes et de leurs activités. Ces hommes, on peut
les identifier autant par leur nom que parce qu’on leur a fait la
réputation d’avoir “ignoré l’usage du fer”, les rejetant ainsi, eux
aussi, vers les temps primitifs. Ignorer le fer, c’est ce qu’on dit
de tous les groupes qui, du fait de leurs fonctions politiques et
religieuses, ne pratiquaient pas eux-mêmes la métallurgie. Dans
l’ancienne société, ce travail était confié à des groupes à qui
était permise la richesse mais qui étaient écartés de l’exercice du
pouvoir et de l’autorité. Naguère encore, à l’orée de la forêt, les
Zafimaniry, par exemple, s’ils ne pouvaient être ni fondeurs ni
forgerons, utilisaient en fait la quincaillerie et les objets en fer
produits par leurs voisins, les Arivoanala. Le cas de l’un de ces
groupes, celui des Zafindraony, “Petits enfants de Raony”, est
d’ailleurs intéressant dans la mesure où le mot zafindraony est
couramment utilisé pour désigner les enfants d’une union avec un
“étranger”. Et on peut se demander si Raony, “Honorable du fleuve”,
partie intégrante du nom de nombre de princes betsileo, qui
portaient le titre de Hova, n’aurait pas été, initialement, la
marque d’un pouvoir délégué par un Andrianony souverain ayant sa
capitale sur la côte orientale. Quoi qu’il en soit, sans doute
d’ascendance aristocratique, les Zafindraony, en ce qu’ils vénèrent
les crocodiles et respectent les interdits du chanvre, du porc et de
la roussette, semblent avoir fait, au tournant des 15e-16e siècles,
la synthèse des anciennes conceptions princières et de l’apport
arabo-musulman, mais sans pour autant réussir une percée
durable. Au moment où les ZafiRambo – dont nous laissons de côté
l’importante question de savoir si l’ancêtre éponyme fut une femme
ou un homme – traversèrent le gradin forestier pour atteindre les
hautes terres, l’Ikongo dans la haute Matatàna était encore dans la
mouvance d’Evato. Sans doute faudra-t-il attendre l’irruption de
l’Europe dans l’océan Indien pour que la perturbation des réseaux
commerciaux de la marine arabo-musulmane, se traduisant localement
par la diminution de la demande de produits de la forêt, vienne
desserrer et distendre l’emprise du centre antemoro sur cette
périphérie. Ce sera l’opportunité saisie par les ZafiRambo pour s’y
établir.
Les ZafiRambo en Ikongo
Se réclamant, par leur ancêtre Rambo, d’une
double ascendance, zafiRaminia et Anteony, les ZafiRambo
n’établirent pas en Ikongo une royauté copie conforme du régime
instauré en Imoro. Si l’origine mecquoise et la qualité d’“arabo”
sont revendiquées par le groupe royal, celle de musulman (silamo)
n’est apparemment pas évoquée et n’est en tout cas jamais mobilisée
pour s’opposer à un peuple qui serait païen (kafiry). On ne
discerne ni combat contre les superstitions, ni valorisation d’un
savoir étranger. L’écriture (sora-be) même a été abandonnée au
profit de l’oralité. Quant au politique et au religieux, ils
n’étaient nullement dissociés, restant au contraire unis dans un
monde toujours enchanté. Bref, on pourrait appliquer à l’Ikongo
cette formule que l’on peut librement traduire par “Arabe d’accord,
Malgache d’abord” et qui avait été tirée de ce qu’on pouvait
observer ailleurs. L’installation des ZafiRambo en Ikongo ne fut
pas le résultat d’une conquête, sauf, pourrait-on dire, de celle des
cœurs après l’échec des princes Tandrokaombimena, Vohitrosy et
Antemahafaly. Cependant, telle qu’on la raconte en Ikongo,
l’histoire de cette installation, avec ses épisodes confus, ses
lacunes et ses “oublis”, donne à penser que le consensus qui s’est
établi au niveau social, fut le fruit de compromis qui, sur le
moment, n’avaient pas satisfait grand monde. On ne peut savoir
avec précision ni qui fut le premier ZafiRambo qui obtint l’autorité
suprême, ni qui construisit le tombeau d’Amboasarimanga qui
accueillit jusqu’au 19e siècle les grands rois. Ce que l’on
comprend, c’est que l’alliance que les ZafiRambo passèrent,
notamment par le mariage, avec le clan Sahavàna, fut
déterminante. Aux princes gouvernants auxquels il faisait appel,
le peuple demandeur ne donnait pas carte blanche. On sait
traditionnellement les risques de dérive despotique de tout pouvoir
dont les règles n’ont pas été préalablement définies. Il fallait
donc définir les conventions qui allaient être mises en œuvre et
formuler les lois fondamentales. On sait aussi que le principe
hiérarchique qui organise toute société dans le monde malgache n’est
jamais absolu, générant au contraire une revendication égalitaire.
L’un ne va pas sans l’autre. Toutefois, comme on le voit le plus
souvent, la satisfaction de cette revendication ne remet pas
radicalement en cause l’organisation hiérarchique. C’est ce qu’on
voit dans l’Ikongo des ZafiRambo où les anakandriambe et les
anakandria, issus de l’ancienne société, occupent des postes
stratégiques dans le gouvernement et possèdent les signes extérieurs
de ce pouvoir. Le point central des discussions dut porter sur le
droit de sombily, dont on sait qu’il fut la principale revendication
zafiRaminia face à l’islam et sera une des causes de la révolte des
Ampanabaka en Imoro à la fin du 19e siècle. Les ZafiRambo
d’Ikongo acceptèrent une amputation de ce droit. L’andrianony
conservait son caractère divin et assurait le ministère des
sacrifices publics engageant la société dans la relation avec
l’au-delà. C’est donc lui qui sacrifiait le zébu offert à Zanahary
et aux ancêtres divinisés. Mais il pouvait déléguer le droit de
couper la gorge des animaux à ses parents zafiRambo, comme il
l’avait longtemps reconnu, pour leur usage interne, aux Anteminia
d’origine zafiRaminia. Cela étant, l’andrianony ou son
représentant aurait dû recevoir la culotte du bœuf (vody omby). Là
commençait la limitation, car l’arrière-train du zébu était partagé
entre l’andrianony et son anakandriambe (grand anakandria ou grand
enfant de prince). Autre abandon important – car il s’agit de la
parole –, ce n’était pas l’andrianony mais l’anakandriambe qui
invoquait Zanahary et les ancêtres. Il s’agit donc d’un véritable
partage de la fonction religieuse. Apparemment, il en était de
même dans le domaine du politique. Andrianony et anakandriambe
étaient unis pour toutes les décisions et ils contrôlaient l’un et
l’autre, outre le travail des rizières attachées à leur fonction –
c’était les rizières des tranobe –, la production de riz. Au
niveau des seigneuries, à l’ampanjaka était aussi adjoint un
anakandriambe, et au niveau des villages, à l’ampanjaka anakova
(ampanjaka, enfant de hova) un anakandria (enfant de
prince). L’andrianony et son anakandriambe avaient également une
tranobe, “grande maison”, à huit portes, à longues cornes sur les
pignons et portant des oiseaux. Aux niveaux inférieurs, leurs
équivalents avaient droit à une maison à six ou quatre portes avec
des cornes plus ou moins raccourcies. Tous avaient le droit d’avoir
des dépendants (andevo). En fait, il s’agissait d’une forme de
gouvernement collégial dans lequel l’andrianony avait notamment
renoncé au titre de “maître de la terre” qu’il tenait de son ancêtre
céleste. Mais la prééminence de l’andrianony demeurait, soulignée
dans le symbolique et dans les grandes cérémonies. C’est ainsi
que la tranobe de l’andrianony, qui était d’ailleurs seul à avoir le
droit d’octroyer les cornes de maison et de décider de leur taille,
occupait dans l’espace une place plus valorisée que celle de son
anakandriambe. D’autre part, elle servait pour les cérémonies de
la vie, car il était “maître de la vie”, alors que celle de
l’anakandriambe accueillait les morts avant leur mise au tombeau.
Enfin – trait significatif du poids des plus anciennes conceptions –
la femme de l’andrianony ou sa sœur, était l’andriambavilanitra,
“princesse du ciel”, recours et représentante des femmes, et
participait aux décisions politiques ; peut-être même aurait-elle pu
régner à l’instar de Raovana à Ambohimanga du Sud au 19e siècle.
Avec le modèle zafiRambo d’Ikongo, la désislamisation est complète
et la structure sociale correspond au modèle fourni par les anciens
récits malgaches de la création, à ceci près que les terrestres
sujets des ZafiRambo y ont gagné d’être considérés comme “maîtres de
la terre”. Les princesses zafiRambo restaient princesses du Ciel,
parfaites héritières de leur ancêtre Zanahary et de sa puissance.
Quant aux princes zafiRambo qui étaient hovalahy conformément à la
terminologie de la région, ils étaient à la charnière du Ciel et de
la Terre. Mais cette analyse ne serait complète que si l’on pouvait
la parfaire par le point de vue roturier.
Jean-Pierre
Domenichini et Bakoly D. Ramiaramanana
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La nouvelle
Manambondro Lorsqu’on abandonne l’histoire vue
de haut avec des lunettes coloniales pour la saisir d’en-bas,
on voit que les populations se sont constamment déplacées et
que ces mouvements, parfois conflictuels, sont facilités par
l’unité linguistique et culturelle qui souligne
l’inconsistance des prétendus “groupes ethniques”. Certains
migrants sont à la recherche de terres et de richesses,
d’autres y ajoutent celle de sujets et d’autorité. C’est le
cas du ZafiRambo Andriamaroary qui, parti de Vatomivarina dans
la vallée de la Manambondro en Ikongo, recréa une principauté
à l’embouchure du fleuve qu’il nomma Manambondro, après en
avoir pris possession en y versant de l’eau puisée dans la
Manambondro d’Ikongo. Le récit officiel raconte
qu’Andriamaroary suivit la côte, passa les embouchures de la
Matatàna à Vohipeno, de la Manampatra à Farafangana, de la
Mananara à Vangaindrano et de la Masihianaka avant d’arriver
sur une île de l’embouchure où il établit sa résidence
d’Antokonosy. Il avait fait par terre le chemin que son
ancêtre Raminia avait fait par mer. Tout se présente comme
s’il était dans un pays inconnu et désert qu’il découvrait,
sauf qu’avant d’atteindre son but, il passa à Mahabe chez
Rahombola, sa fille unique qui y avait eu cinq fils d’un
joueur de jejolava qu’elle avait suivi. A Antokonosy, un tronc
de bananier charrié par le fleuve lui indiqua que le pays
était habité en amont. Une exploration en découvrit les
habitants. Une guerre, avec l’aide des Antevato, lui assura la
supériorité. Une partie des vaincus décida de s’exiler. Le
récit qu’au fil des jours, la société antemanambondro donne à
ses enfants est en partie différent. Ils connaissent, au nord
et au sud de la cité, les pierres levées des anciens habitants
dont ils retiennent les noms, tout comme ils savent que leur
tombeau (kibory) d’Ambohikarabo se trouve dans la forêt. Ils
ont appris que leur ancêtre Andriamaroary avait épousé une
femme antevato de Mahabe, qu’après avoir quitté ses parents,
Rahombola s’était établie au village de sa mère au sud de la
Masihianaka, et que ce fut en tant que parents de sa femme que
les Antevato aidèrent Andriamaroary à se créer un territoire.
Descriptif, le récit officiel se conforme aux normes de
l’académisme traditionnel, l’enseignement quotidien cherche à
expliquer les faits par leur insertion dans la vie
sociale.
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