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Les Maroseraña sakalava
Dans une histoire encore lacunaire
ayant tout juste reconnu leur «aînesse» aux Marosaraña (ou
Maroseraña) de la région mahafale, en pays malagasy, sur ceux de la
région du Menabe, en pays sakalava, sans doute convient-il surtout
de retenir que l’on est, aux 16e et 17e siècles, en présence de
groupes fondateurs de dynasties, qui, ayant probablement été unis
dans le passé, dans un même mouvement d’expansion du sud-est vers le
nord-ouest, se trouvaient alors séparés par le royaume masikoro
s’étendant désormais de l’Onilahy au Mangoky. S’installant comme
leurs «aînés» chez des agriculteurs-éleveurs reconnus tompon-tany,
«autochtones maîtres de la terre», les Maroseraña sakalava, tout
aussi animés par une idéologie patrilinéaire favorisée par
l’influence arabo-musulmane et tout aussi prompts à s’offrir en
dispensateurs de paix, allaient se signaler par la mise en œuvre de
stratégies dont la réussite s’inscrira même, au delà de leur
territoire, dans tout l’Ouest malgache, des bords du Mangoky jusque
dans l’Extrême-Nord des Zafinifotsy antankarana.
Au 17e siècle, le développement de
la traite européenne, pourvoyeuse en armes à feu et demandeuse
d’esclaves, allait multiplier les razzias et amplifier l’insécurité,
si bien que la «conquête sakalava» se trouva d’emblée inscrite dans
une région qui aspirait à bénéficier de la protection promise par de
nouvelles dynasties, dont les chefs étaient réputés «Dieux sur
terre» (Zanahary an-tany). Il convient cependant, pour bien
saisir les faits, de souligner qu’il s’agit là d’une région où, sans
être à proprement parler «nomade» comme on aime encore à la
présenter, la population était saisonnièrement appelée à se déplacer
pour assurer sa subsistance. Car tous – et non seulement les
cultivateurs – étaient tributaires du climat et des saisons, tant
chez les éleveurs, dont les troupeaux étaient voués à la
«transhumance», que chez les pêcheurs, entraînés par la
migration des bancs de poissons. C’est ainsi que la confiance
accordée aux Maroseraña prit source dans les pouvoirs religieux dont
ils furent crédités – sur la foi de la présentation qu’en faisaient
les ombiasy autochtones, dûment «chapitrés» par les misara agissant
à leur profit. Aujourd’hui encore, c’est autour du Fitampoha,
cérémonie venue du fond des âges de l’Asie du Sud-Est et par
laquelle beaucoup connaissent le Menabe, que peut se trouver réuni
le peuple sakalava.
Le
Fitampoha
Quoique sa célébration ait longtemps été
interdite à l’époque coloniale et que sa réalisation soit
aujourd’hui difficile – ne serait-ce que par son coût –, le
Fitampoha ou Bain des reliques des ancêtres royaux est une
institution demeurée signifiante dans le Menabe, manifestant la
survivance des conceptions religieuses. La possession des
reliques conférant la légitimité ancestrale à ses détenteurs, de ses
rois dieux et prêtres qui bénéficient de secondes funérailles
(tsiritsy) avant d’être définitivement mis au tombeau (trano vinta),
on y confectionne des reliques (dady) que les héritiers conservent,
à Belo-sur-Tsiribihina, dans une maison (zomba) réservée à cet
usage. Pour garder leur efficacité cependant, les reliques doivent
être périodiquement baignées, car le hasina, leur vertu divine, est
censé à défaut s’affaiblir peu à peu. Fête dynastique célébrée
sous la conduite du roi régnant – car la royauté sakalava n’a jamais
été abolie –, le Fitampoha a pour fonction de réaffirmer le pouvoir
divin des rois et, par la participation de leurs représentants, de
confirmer les allégeances des divers groupes aux souverains ; mais
aussi fête agraire, pour qu’à nouveau tombe la pluie, que
fructifient les cultures, que croissent les troupeaux et
qu’enfantent les femmes, il devait purifier le monde des souillures
déposées par la mort. Idéalement tous les ans, au début de la
nouvelle année agraire, le Bain est répété, au moment de la pleine
lune, après une semaine de festivités où les Grands du royaume
rejouent l’origine du monde et l’arrivée des Princes sur cette
terre. Sorties du zomba un vendredi, les reliques des rois ou dady
sont portées au bord de la Tsiribihina. Ce n’est pas une tâche
neutre confiée à n’importe qui. Comportant de lourdes contraintes,
le soin de prendre sur le dos les reliques de chaque roi est une
charge attribuée à un mpibaby issu du groupe vohitsy be «grand
roturier» auquel appartenait la femme qui l’avait enfanté.
Pendant une semaine, sur le sable stérile d’une grève
magiquement originelle, elles sont déposées dans le rivotse,
construction de toile représentant une maison au faîtage orienté
sud-nord et ayant, comme les zomba, une entrée au sud. A l’ouest
du rivotse, des cases de paille à toit plat et ayant une ouverture
au sud-est sans battant de porte, accueillent les participants qui
vont rejouer le chaos des origines, les orientations cardinales
étant alors inversées et les abris représentant ce qu’on imagine
avoir été leurs habitations, avant que les Princes n’aient apporté
du ciel le modèle de la maison civilisatrice. Après une semaine
de festivités et rituels, le vendredi au matin, les dady sont portés
– toujours par leurs mpibaby attitrés – jusqu’au fleuve où ils sont
baignés. Alors seulement, les orientations cardinales retrouvent
leur valeur, les Rois ayant remis le monde en ordre. Et, mettant fin
à la saison sèche, la pluie tombe dans la nuit qui suit. Ainsi, les
rois-dieux et rois-prêtres du Menabe, ayant pris la succession des
ritualistes d’avant les Maroseraña, ont redonné vie au monde comme
dans les temps anciens.
Des temps
anciens
Nullement d’invention sakalava et encore
moins maroseraña, la confection de dady et leur reconsécration
périodique sont des pratiques appartenant au vieux fond commun de la
culture malgache, et qu’on peut encore retrouver en d’autres
régions. D’ailleurs, comme ces autres régions, le Menabe célébrant
le Fitampoha se souvient de ses anciens habitants, représentés
notamment par des Mikeha et des Vazimba aux ancestralités (raza)
inchangées. On ne peut manquer de relever, à ce propos, que les
Mikeha, dont certains auteurs ont fait à tort des
chasseurs-cueilleurs, simples prédateurs des ressources naturelles
tout droit issus de la préhistoire, poursuivent en fait, ayant
trouvé place dans la nouvelle organisation sociale, les activités
des chercheurs de «feuilles d’herbe» des premiers temps de
l’occupation. Quant aux Vazimba, que leurs rituels et la place
qu’y occupe le bananier inscrivent sans conteste dans une très
vieille tradition de société agricole, leur représentant est
toujours appelé aux séances du conseil royal organisant le
Fitampoha. De leurs ancêtres dont on se souvient qu’ils donnèrent
autrefois – avant d’y connaître la défaite qui les ramena en ces
terres d’origine de l’Ouest (niankandrefana, nody an-tanindrazany) –
des princes et des rois à des régions qui comptèrent l’Imerina, on
sait qu’ils furent des puissants, dont les tombeaux ont toujours été
respectés. Et c’est aux esprits (jiny) de leurs anciens princes que
continue d’être consacré le jeudi où, comme de leur temps, l’on ne
travaille ni n’enterre. Car d’avoir ensuite accordé le vendredi
aux rois maroseraña ne donna pas d’office le droit d’abolir ce
qui avait alors été consacré. Enfin, s’agissant des multiples
raza entre lesquels se trouva répartie la population dès les
premiers temps des Maroseraña, ce n’étaient pas les clans que des
chercheurs idéologues avaient cru y déceler. Admissible pour
certaines raza aux petits effectifs, ce ne pouvait être le cas pour
celles qui, résidant dans le centre de la région, étaient maîtresses
de terres dispersées sur l’ensemble de la zone et jusqu’à ses
périphéries les plus lointaines. Et l’on peut de fait se demander
s’ils n’étaient pas issus d’anciens groupes aristocratiques d’une
principauté ou d’un royaume antérieur.
La prise de possession
C’est à
Benge, sur les bords de la Sakalava, dont la dénomination s’est
ensuite étendue à tout l’Ouest de l’île, que les Maroseraña
établirent leur première capitale et qu’ils commencèrent à
rassembler les terres du royaume du Menabe. La cérémonie de
création de la cité, comme pour celle de Miary (près de Tuléar) par
les Andrevola, requit les services de misara, des ombiasy dont les
premiers avaient été en contact avec des devins d’outre canal de
Mozambique. Comme les ancêtres des grands groupes étaient devenus
les maîtres (tompo) de leur territoire par la consécration d’un
tony, les Maroseraña vont consacrer le tonin’ampanjaka de leur
royaume. Ce tony fondateur nécessita un sacrifice humain, celui d’un
bœuf rouge de la couleur du pouvoir royal et l’érection d’un
hazomanga en fer marquant la rupture de l’interdit qui frappait ce
métal. A la différence des «prises de possession» auxquelles se
livrèrent les envoyés des princes européens au 17e siècle, la
«conquête» ici ne résultait ni d’une suprématie militaire, ni d’on
ne sait quelle autoproclamation : elle était religieuse, et il y
fallait l’accord préalable et la collaboration permanente de ceux
qui allaient devenir les sujets des rois. Si les Maroseraña
obtinrent l’un et l’autre, c’est qu’ils s’étaient alliés par mariage
aux grands groupes de la région, qui étaient maîtres de la terre
(tompon-tany) dont ils avaient autrefois pris religieusement
possession et pour laquelle ils assuraient l’accomplissement des
rituels nécessaires. Fils d’une Andrambe, Andriamandazoala
«Prince qui flétrit la forêt», prit deux femmes chez les Hirijy. De
ces mariages étaient nés Andriamandresy et Andriamisara dont les
descendants – ou ceux de la sœur née d’une troisième femme restée
non identifiée, suivant une autre tradition –, ayant pris femme dans
d’autres groupes tompon-tany, constituèrent les Maroseraña de
l’Ouest. Quand les Grands des tompon-tany donnèrent leur accord,
ce n’était donc pas, après une défaite, à des chefs de guerre
vainqueurs, mais à des gendres et neveux susceptibles, en devenant
roi régnant, de faire bénéficier la communauté des bienfaits de leur
statut de Dieu sur terre (Zanahary an-tany). Mais, en tant que
masondrano ou gouverneurs, ils restaient les maîtres de leur
territoire. L’accord de quelques membres des belles-familles ne
suffisait certes pas pour l’établissement du tony. Il y fallait
aussi celui des spécialistes des rituels dans la région. En effet,
dans toute région où l’homme avait été présent à Madagascar, il y
avait consacré des lieux et laissé aux siens les recommandations à
respecter dans l’avenir. En l’absence d’un cadastre ayant
enregistré ces décisions (didin-drazana), le nouvel arrivant,
complètement désarmé, ne pouvait rien faire sans guide ni conseil.
Aussi, dans leur avancée, les Maroseraña ne pouvaient-ils qu’avoir
recours aux ombiasy connaissant le pays et à leurs alliés, car ce
sont les mêmes raza que l’on trouve dans le Fiherena, la région de
Benge et le reste du futur Menabe. En la circonstance, les trois
ombiasy étaient des spécialistes, l’un du ciel, l’autre des hommes
et de la terre, le troisième du monde souterrain. Enfin, les
victimes nécessaires à la consécration du tony –charme fondateur
assurant la paix – devaient être fournies par les futurs sujets
comme gage de leur demande, qu’il s’agisse de la victime bénévole du
sacrifice humain, léguant aux siens des privilèges totalement hors
du droit commun, ou qu’il s’agisse du bœuf rouge signifiant par la
couleur de sa robe la donation du pouvoir aux Maroseraña. Outre
qu’il concernait les relations avec des hommes qui se
reconnaissaient un souverain – ce qui ne veut pas dire qu’eux-mêmes
ou leurs ancêtres n’en aient pas eu dans le passé –, la consécration
du tony de Benge définissait la nouvelle carte politique de la
région, en attribuant le Fiherena aux Andrevola et l’intérieur des
terres aux Zafimanely.
Le Grand Siècle
d’Andriandahifotsy
En arguant de leur ascendance
maternelle dans la logique ancienne, les enfants d’Andriamandazoala
auraient pu se déclarer d’emblée tompon-tany, maîtres de la terre du
Menabe. Le récit – mythique ? – du meurtre de son oncle Maharara
«Qui a le pouvoir d’interdire» par Andriandahifotsy, fils
d’Andriamandresy ou de sa sœur, indique bien le désir maroseraña
d’échapper aux règles de leurs familles maternelles. C’est ce
meurtre qui expliquerait que, dans le premier tiers du 17e siècle,
il ait quitté Benge pour s’établir plus au nord dans l’ancien centre
politique de la région, là où, notamment, étaient installés les
anciens groupes des Vazimba, des Antanandro et des Antamby. C’est
cependant en prenant épouse dans tous les grands groupes autochtones
de ce Menabe central que le grand roi donna au royaume ses limites
historiques et que, à partir de ces épouses, il ordonna les rangs de
la hiérarchie qui classe ses descendants. De sa première épouse,
une Andrasily, il eut deux fils ancêtres des Andriambolamena «
Princes de l’or », que sont aussi les descendants de son oncle
Andriamisara, qui avait de lui-même renoncé au pouvoir. Du premier
des fils, écarté du pouvoir par son père, sont issus les Maromany du
Menabe ; du second, devenu roi du Boina, les Zafimbolamena du
Nord-Ouest. Mais c’est Ratrimolahy, fils de Rahomañitse, une
Sakoambe qui sera seule à être accueillie dans le tombeau royal,
qu’il désigna pour lui succéder dans le Menabe. Les enfants de
ses autres épouses, dit la tradition du royaume, sont la source des
Andriambolafotsy, Zafimbolafotsy ou Zafinifotsy, les « Princes de
l’argent ». Même de père ou de mère d’ascendance roturière, tous
leurs descendants forment le groupe maroseraña ou ampanjaka, ce qui,
à défaut de la richesse, leur conférait prestige et privilèges
funéraires. Quant aux groupes donneurs d’épouses à Andriandahifotsy,
quoique devenus roturiers, ce sont des Grands, des vohitsy be aux
nombreux privilèges. S’il retrancha de la nouvelle construction
des groupes anciens comme les Antanandro, qui quittèrent le pays,
et, plus encore, les Antamby, il attira beaucoup de gens venant
d’autres régions et dont il fit des groupes sakalava, les dotant de
terres, de bœufs et d’une marque d’oreilles pour ceux-ci
(sofin’aombe). Le royaume d’Andriandahifotsy rassemble donc, en
fait, les terres des groupes tompon-tany dont les chefs, devenus
masondrano, conservent l’administration. Mais, en tant que
souverain, c’était lui qui avait la responsabilité des relations
avec les étrangers, non-sakalava de l’île et traitants d’outre-mer.
S’assurant ainsi le monopole de l’achat des armes à feu, il en fit
la base de sa puissance sur les régions voisines. Son long règne –
déjà célèbre du temps de Flacourt, il mourut vers 1685 – laissa la
place aux querelles et aux difficultés de ses successeurs. Le Menabe
avait vécu son Grand Siècle.
La semaine prochaine : “En
Imerina, des Vazimba aux Andriana”
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Les gens du fer Dans la
tradition du Menabe, gens riches dont la beauté des filles est
célèbre, les Antamb - ou «Gens du fer» - furent des alliés des
Maroseraña dans la conquête du royaume, mais Andriandahifotsy
les ayant plus tard maudits, ils ne peuvent épouser de
Sakalava. L’exclusion du système social, connu dans d’autres
régions, concerne des groupes qui n’ont pas respecté
l’autorité des rois. Dans la principauté d’Analalava dans le
Nord-Ouest, on les dit voatsiñy, c’est-à-dire atteints par le
tsiñy. Tous ces parias n’ont pas été des gens du fer et tous
ceux-ci n’ont pas connu le même destin, mais dans l’exclusion
des Antamb du Menabe comme dans celui des Antevolo du Sud-Est,
des Dobony de la région de Midongy du Sud ou des Keliantsy du
Nord-Est, il est toujours question de fer et d’impureté. En
effet, le mot Antamb véhicule une ancestralité, quelle que
soit l’activité actuelle de ses détenteurs. Il signale
l’occupation des grands ancêtres qui furent non seulement des
forgerons, mais aussi des métallurgistes – des fondeurs qui
obtenaient fer et acier à partir du minerai, comme s’en
souviennent certains de leurs descendants. Cette activité
comportait avantages et contraintes. Dans le Valalafotsy des
Hautes Terres, ils n’avaient pas le droit de menacer d’une
arme blanche ni ne pouvaient eux-mêmes en être menacés. Le
travail de fonderie fut important aux époques anciennes, comme
en témoignent les accumulations de scories. Mais il était
encadré et, s’il autorisait la richesse, il écartait de
l’exercice du pouvoir politique, de la même façon que, réputés
faire fuir le minerai dès qu’ils le voyaient, les andriana
étaient écartés de la fonderie. Connu et utilisé dès le
premier peuplement de l’île, l’usage du fer était proscrit de
la construction des bateaux et des maisons, tout comme il le
fut longtemps pour les armes. La qualité noble du bois tenait
à son origine divine et céleste, alors que le fer conservait
les défauts de sa nature terrestre. Comme un gouverneur le
constatait encore au 19e siècle, le fer était l’interdit
malgache par excellence. Et le meurtre à l’arme blanche était
alors toujours beaucoup plus grave qu’avec un objet de bois.
Appartenant au plus vieux fond culturel, cette
dévalorisation du fer fut, du temps de l’influence arabe,
renforcée par une histoire de souillure due au contact avec
des excréments de chien, que l’on raconte aussi bien en Menabe
qu’en pays antemoro.
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