|
La religion des grands ancêtres
Pendant longtemps, on ne sut pas
parler de la religion des ancêtres. Y en avait-il même une? La
plupart des missionnaires qui pensaient apporter la vérité n’y ont
souvent vu qu’erreurs et superstitions. Quant aux universitaires de
tradition chrétienne qui se sont penchés sur le sujet, ils auraient
dans l’ensemble voulu qu’il y eût une théologie, un clergé et une
hiérarchie avant de pouvoir vraiment parler de “religion”. Aussi ne
disposons-nous à ce jour d’aucune étude systématique approfondie
concernant la religion traditionnelle malgache et son histoire.
Néanmoins, pour une esquisse de la religion des grands ancêtres,
compte tenu du fait que la plupart des thèmes des “religions
tribales d’Indonésie” se retrouvent dans la religion traditionnelle
malgache “historique”, qui en est l’héritière, peut-être n’est-il
pas illicite de s’appuyer à la fois sur les données relatives au
terrain malgache et sur les conclusions de l’histoire des religions
dans le monde austro-asiatique et le monde austronésien.
Telle que la donnent à percevoir,
traditions comprises, les données disponibles, la société dans les
principautés des embouchures s’est, à chaque fois, organisée autour
d’un noyau homogène, auquel sont ensuite venus s’agréger – jusqu’à
s’y intégrer le plus souvent, en l’influençant parfois – des
éléments minoritaires de provenances diverses. Segment ancestral
détaché d’un groupe ethnique ou d’un autre du monde austronésien,
chacun de ces noyaux était arrivé avec sa religion, variante de
réalisation du fonds commun des religions de ce monde. Ainsi donc
la religion des grands ancêtres ne fut pas une religion née à
Madagascar, mais le fruit d’une adaptation aux conditions locales,
lors de la mise en œuvre du complexe religieux hérité de la
communauté d’origine : calendrier, croyances, rites et objets, tant
sacrés que simplement rituels. Et le fait est que seule une démarche
comparative menée à son terme permettrait d’en faire une
présentation satisfaisante.
Des dieux
et des hommes
Nous n’avons pu qu’à peine
l’esquisser ; néanmoins, c’est sans trop d’hésitations que nous
pouvons dès à présent avancer que, dans une telle approche, outre le
respect de la nécessaire harmonie dans l’univers, apparaissent comme
traits dominants de la religion des grands ancêtres, d’une part, les
manifestations, dans des sociétés portant les marques évidentes d’un
ancien matriarcat, de l’importance d’un dieu solaire dont le culte
frappa Diodore de Sicile dès le 1er siècle avant notre ère, et
d’autre part, tout à fait attendue, la place des morts et des
ancêtres. Dans le monde enchanté d’autrefois où tout était
porteur de sacré, la religion ordonnait tout, définissant une morale
et des règles à suivre aux différents moments de la vie. Si un
anthropologue avait alors interrogé les hommes des principautés des
embouchures sur les raisons et les idées qui les faisaient agir,
sans doute auraient-ils répondu comme leurs héritiers d’aujourd’hui
: “Izany no fombandrazana”, “Telle est la coutume héritée des
ancêtres, tel est le chemin qu’avaient suivi les
ancêtres”. Concept d’un usage on ne peut plus courant et que l’on
se contente, par facilité trompeuse, de comprendre à travers son
équivalence avec la “coutume” en Europe, le fombandrazana mériterait
en fait la plus grande attention. En se plaçant d’un point de vue
traditionnaire, une voix autorisée aurait peut-être avancé, pour le
définir, quelque chose comme ceci : “C’est une institution de
caractère social et religieux qui fut décidée par nos lointains
ancêtres et confirmée par les générations ultérieures qui l’ont
transmise aux générations actuelles; c’est une norme dont le respect
nous assure une vie harmonieuse dans le monde auquel nos ancêtres
ont donné un sens; en la respectant et en en suivant les
prescriptions, nous sommes assurés de continuer à bénéficier de leur
bénédiction.” Et sans doute n’aurait-il pas manqué d’en appeler,
d’autre part, à un ou quelques-uns des nombreux textes racontant, en
différentes variantes, la Genèse selon les Anciens : mise en place
du monde, création de l’homme, origine des plantes et des animaux,
etc. Brefs ou longs, et bien qu’ils ne forment nullement un
corps de doctrine cohérent, les textes de cette Genèse étaient à la
fois reçus comme constatations d’évidence et comme histoires
véridiques, de la même façon que le créationnisme chrétien croit
encore que le monde a été créé par Dieu en sept jours. Sans
chercher ni à combler les lacunes, ni à résoudre les contradictions,
nous retiendrons ici deux des textes qui nous paraissent à la fois
des plus communs et des plus significatifs. Le premier est un
ohabolana qui dit que “La Terre est première épouse du Dieu Soleil :
elle prend soin des vivants, elle assiste les morts”. C’est un texte
majeur qui, dans sa brièveté canonique et inscrit dans le calendrier
culturel et cultural, associe à l’évocation des grands festivals par
lesquels les sociétés agraires célébraient leurs principaux rites de
fécondité, au moment du nouvel an printanier, d’une part, le mythe
du mariage originel et des parents cosmiques, dans lequel le Soleil
représente le principe masculin et la Terre le principe féminin, et
d’autre part, le thème de l’importance majeure de la femme épouse et
mère. Traitant également du mythe de la création de l’homme et
soulignant de même le caractère déterminant de la contribution
féminine, le second texte est un récit où cette création est le
fruit des actions conjuguées du Suprême Dieu du Ciel, solaire jusque
dans son nom de Zanahary signifiant étymologiquement “Dieu soleil”
ou Andriananahary “Prince Dieu Soleil”, et du Dieu de la Terre,
Ratovoana ou Ietse. A l’origine, dans un monde neutre, sans
soucis ni désirs, sans eau ni vent, le Dieu surgi de la terre
façonnait des statues à son image. Le Dieu du Ciel, voulant faire
reconnaître sa supériorité, s’efforça mais en vain de lui faire
épouser l’une de ses servantes. Au cours de cette tentative
avortée, s’abattirent sur la terre les différents maux dont
souffrent encore les hommes. Se ravisant, le Dieu du Ciel lui envoya
alors sa propre fille, Velo “la vivante”, qui, après son mariage
avec le Dieu de la Terre, obtint de son céleste père de pouvoir
donner vie aux statues d’Ietse, par le souffle et le sang. Ainsi
furent créés les hommes et les femmes, lesquels participent donc du
Ciel par leur souffle (aina) et leur sang (ra) et de la Terre par
leur corps (tena). Mais quand meurt cet être humain, tandis que son
souffle rejoint le Ciel, son sang, prisonnier du corps, rejoint la
Terre avec celui-ci, la sanctifiant et la rendant
fertile.
L’homme dans
l’univers
Faisant ainsi de l’homme le dépositaire
du divin, ce mythe ne pose pas une irréductible opposition de
nature, entre le divin et l’humain. Il faut cependant relever qu’il
pose une hiérarchie et fait des andriana des êtres particuliers
ayant une plus grande part à la nature divine, car leurs deux
ancêtres primordiaux, qui ont ensuite épousé des enfants des
anciennes statues pour leur donner naissance, sont nés de l’union de
Velo et de Ietse. De Zanahary, leur ancêtre maternel céleste, les
andriana ont hérité de la qualité de “maître de la vie” (tompon’ny
aina), et à leur mort, leur corps ne retournait pas à la terre mais
à l’eau qui, comme le souffle, est source de la vie. Pour
préserver l’harmonie de l’univers, l’homme qui n’en était pas le
maître mais un élément constitutif, devait respecter l’ordre solaire
rythmé par le mouvement de l’astre. Et pour rendre ses prières
efficaces, il avait l’obligation de choisir des moments précis de la
journée ou de l’année. Le matin, surtout au lever du soleil –
moment privilégié – mais aussi pendant l’ascension de l’astre vers
le zénith, c’est tourné vers l’est qu’il fera, à Zanahary et aux
ancêtres, ses demandes de bénédiction. A midi, quand le soleil est
au plus haut, il participera aux cultes politiques organisés par le
prince à différents moments de l’année. L’après-midi, quand le
soleil descend vers l’ouest, sera le moment des rites concernant les
défunts, enterrements et manipulations des restes mortels lors des
secondes funérailles connues sous la traduction fautive de
“retournement des morts”. Cet ordre solaire, on le retrouve
jusque dans la disposition et l’aménagement de la maison. Car
l’homme la dispose de façon que le soleil, dans sa course diurne,
n’en suive pas le faîte. Et il dispose son lit de telle façon que
ses pieds ne soient pas dirigés vers l’est pour ne donner de coups
de pied ni au soleil levant (ny masoandro tsy dakàna), ni non plus
aux autres ancêtres, car, en chaque maison, c’est dans le coin
nord-est, appelé zoro firarazana “coin des prières”, que se trouve,
à la jonction du Nord, symbole de la Puissance, et de l’Est, symbole
du Sacré, l’autel des cultes domestiques. Dans une telle
conception du monde et de l’humanité, l’homme ne se sent pas
coupable d’un péché originel commis par un ancêtre succombant aux
tentations de la nature ; responsable de lui-même, il est un élément
du cosmos qu’il lui faut respecter, s’efforçant d’y vivre en
harmonie, sans être lui-même source de désordre. Et il le peut, non
seulement parce qu’il a reçu une part du hasina cosmique, cette
vertu ou force de vie qui, entretenue et respectée, lui assure une
dignité irrépréhensible et dans le monde et dans la société, mais
aussi parce que le fombandrazana lui a enseigné la voie à
suivre. Encore faut-il, pour que tout puisse parfaitement rentrer
dans l’ordre, que la terre où il a commencé de s’installer soit
pleinement consacrée Tanindrazana, “terre d’ancêtres”, dans le
respect formel des rites.
Terre
d’ancêtres et culte des ancêtres
Nous avons
précédemment indiqué qu’une terre vierge devenait terre d’ancêtres
en recevant les restes mortels des pionniers : c’est vrai mais tout
à fait insuffisant. De fait, tout nouvel établissement en terre
vierge était normalement précédé d’un rite de fondation qui, dans
les anciens temps, requérait notamment un sacrifice humain et/ou
d’autres sacrifices sanglants. Dédommagement donné à la terre et à
son Dieu de l’usage qu’on allait faire d’elle – dans le cas qui nous
occupe –, de tels sacrifices dans la tradition malgache, devaient
être volontaires – y compris pour les animaux. – pour être efficaces
et, humains, ils étaient par ailleurs sources de privilèges insignes
pour les familles des victimes. Les sacrifices sanglants
s’accompagnaient le plus souvent et de diverses plantations
symboliques, et de l’érection de monuments de pierre, appelés non
seulement à en perpétuer le souvenir mais aussi à recevoir les âmes
des grands ancêtres protecteurs. Et dans le cas d’un établissement
princier, le rituel comportait une plantation de ficus, arbre sacré
en lequel était censé descendre Zanahary lors des grands rites, tels
que les rites de fécondité du Nouvel An. Ce n’était qu’au delà du
rite de fondation que les restes mortels du commun des pionniers
venaient à leur tour sanctifier la nouvelle terre, cependant que
ceux des Grands devaient sanctifier les eaux, de la haute mer aux
eaux des marécages qui allaient devenir rizières. Et ainsi rendus à
l’eau, leur élément, les esprits de certains grands princes – selon
une conception que l’on rencontre également en Afrique orientale et
en Asie du Sud-Est – trouvaient refuge en des animaux tels que
certaines anguilles, des murènes ou des crocodiles, qui étaient
alors vénérés comme ancêtres. Cela dit, les ancêtres dont il est
question, quand on parle de “culte des ancêtres”, se présentent fort
rarement sous de telles formes matérielles. Au contraire, la
tradition, quand elle les évoque, les présente comme étant les
“bords du vêtement de Dieu” ou encore les “partenaires de Dieu”,
employant des formules qui ne permettent guère de s’en faire une
représentation sensible. Et il faut, avant de saisir de telles
formules, comprendre que le statut d’ancêtre ne s’acquiert qu’au
terme d’un long processus. Au départ, nous avons une personne,
homme ou femme, devenue adulte à l’occasion de la circoncision, pour
le jeune garçon, et du percement des oreilles, pour la petite fille.
Comme tout être humain, elle a un avelo, une âme personnelle, que
l’on peut même voir, de son vivant, quand apparaît la plus claire de
ses trois ombres. Dans le parcours qui doit la conduire auprès de
Dieu, l’être humain doit subir un certain nombre d’épreuves, qui
sont autant d’initiations et dont la plus dangereuse est la mort.
Car le trépas fait entrer dans une période d’impureté qui coexiste à
la mort elle-même, et l’âme, ayant quitté le corps, erre dans une
région d’incertitude et de tourment. Mais le statut de “mort”
n’est pas définitif pour la personne dont la descendance, non
contente d’avoir accompli tout le rituel funéraire en accord avec
son rang dans la société, s’est plus tard souciée de lui assurer les
secondes funérailles, cette pratique qu’on appelle famadihana en
Imerina mais qui est aussi célébrée dans d’autres régions malgaches
et qui, dans l’ensemble du monde austronésien, détache de la mort et
de tout ce qui est terrestre. Ce sont elles qui font accéder au
statut d’ancêtre razana, c’est-à-dire étymologiquement un “honorable
esprit ayant vocation à la divinité”. Alors que l’esprit du mort
pouvait être dangereux pour ses descendants, l’ancêtre razana est en
principe bienfaisant, pour ceux d’entre eux qui se montrent dignes
en respectant correctement le fombandrazana. Et disons que nous
n’aurons pas abordé ici, concernant plutôt les grands andriana, les
rites de fanandratan-drazana qui permettent d’élever jusqu’à la
divinité de Zanahary ou Andriamanitra. Mais il faut dire que
quiconque célèbre dans les formes le culte des ancêtres, commence
par invoquer Zanahary et les grands ancêtres divinisés, avant
d’appeler ses propres razana. Et en cas de sacrifice, il les convie
tous à venir assister aux réjouissances et à prendre leur part de
l’offrande. Le culte des ancêtres a son clergé, dont les membres
reçoivent le ministère par un droit d’héritage où l’âge n’est pas
toujours le critère retenu. Ce sont les chefs de famille et
maîtres de maison (lohatrano) qui en sont les prêtres reconnus. En
ce domaine, le prince, chef de la famille andriana, est le premier
prêtre de sa famille et de son peuple. Médiateur entre le céleste
et le terrestre, il intercède auprès du Ciel pour ses sujets qu’il
représente, et, pour le Dieu suprême dont il descend et ses ancêtres
qui ont ordonné le chaos humain, il est celui qui doit veiller à
l’ordre sur terre, gage de la civilisation.
Jean-Pierre
Domenichin et Bakoly D-Ramiaramanana
|
La terre, l’eau et les
ancêtres Si, à leur mort, la plupart des défunts
étaient mis en terre, les Grands, quant à eux, avaient droit à
une sépulture aquatique, selon une hiérarchie qui, comme dans
le Champa, allait de la sépulture marine pour les plus grands
à la sépulture fluviale, voire en terre marécageuse (nommée
hoala comme la baie ou l’embouchure), pour les moins
importants. C’est sans doute pourquoi on dit encore, mais avec
de nouvelles références, que les andriana n’ont pas de “terre
des ancêtres” (ny andriana tsy manan-tanindrazana). Les
baies et embouchures qui étaient les lieux de cette sépulture
marine, ont pu recevoir en certaines régions le nom de lonjo.
Le souvenir de ces lonjo ainsi que la localisation de certains
d’entre eux sont, par exemple, encore bien présents dans la
tradition orale du nord de Madagascar, où le plus grand se
trouve à l’origine du toponyme Masoala dont beaucoup ont peiné
à expliquer le sens. La presqu’île de Masoala qui borde à
l’est la baie de Maroantsetra, ne se réfère pas à on ne sait
trop quel “œil de forêt”. Dans cette baie furent ensevelis les
premiers princes de la région ; c’est donc un lonjo qui a
sanctifié (masy) la baie (hoala). De façon plus large, on
peut dire que, outre l’origine divine de l’eau et de la pluie,
c’est d’avoir été lieu de sépulture que la mer, ranomasina,
est non seulement une “eau salée”, mais aussi une “eau sacrée”
et une “eau sainte”. Baies, estuaires, fleuves et sources,
mais aussi arbres et rochers, sont souvent des lieux consacrés
par les sépultures et des objets de la déférence ou de la
vénération des vivants. Ils sont à l’origine de nombreux
cultes, notamment de celui des “esprits de la vie” dans le sud
de l’île, mais l’ancienneté en est telle que l’on a oublié les
défunts qui en furent la cause et l’on a parfois pensé, à
tort, y trouver la preuve de l’existence de croyances
animistes.
|
|