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Ralambo et l’Imerina ambaniandro
Mettant en évidence l’erreur de la
pensée théorique dominante — qui avait cru pouvoir poser que les
sociétés de l’oralité n’avaient pas d’histoire ou, si elles en
avaient une, que ce ne pouvait être qu’une histoire répétitive,
illustrant de façon “cyclique” une servile soumission à une
tradition que l’on croit figée -, l’histoire des Hautes Terres
centrales, au XVIe siècle, est marquée par l’émergence du
Royaume Imerina. Après sa victoire sur les Manisolta d’Alasora,
Andriamanelo, dit la tradition royale, déclara : “Les
Vazimba sont désormais partis, engagés sur le chemin de l’exil.
L’usage des sagaies a permis de les vaincre et, immanquablement,
deviendront miennes toutes ces terres soumises au jour, car seul
peut dominer le soleil.” C’est ce programme, moteur de la marche
triomphale des andriana dès avant le temps d’Andrianerinerina, qu’il
mit en œuvre et que Ralambo, soutenu par le peuple hova “également
fidèle à la mémoire d’Andriamanelo”, se fit un devoir de
poursuivre.

Portés par la force et le dynamisme
de la tradition bien prise et comprise et, à l’évidence, bons
connaisseurs de l’histoire des andriana depuis le point de
dispersion de Maroantsetra, sur la côte Nord-Est de l’Ile,
Andriamanelo et Ralambo furent avant tout des princes capables de se
projeter vers le futur et d’innover, en malmenant au besoin les
idées reçues. Animés par une véritable volonté de puissance —
mais sans doute aussi conscients des avantages de l’union, en un
temps où les Hautes Terres étaient déjà la cible des razzias
nourrissant la traite des esclaves -, ils surent mener la conquête
des terres et de leurs habitants tant dans la guerre que dans la
paix. La violence n’est pas toujours, comme on le prétend, la
principale accoucheuse de l’Histoire. La formation du territoire
d’Imerina le prouve, qui fut surtout le résultat d’une politique
d’alliances matrimoniales conçues par des Andriamanjaka sachant
parfaitement, d’une part, se situer sur l’arbre généalogique commun
pour profiter de l’idéal du fanjakana tsy afindra (tendant à
conserver l’héritage du fanjakana dans la famille) et, d’autre part,
jouer des diverses dispositions des règles ancestrales de
succession. Elle bénéficia aussi — c’est le rôle du hasard en
Histoire — de ce que la durée cumulée des règnes d’Andriamanelo et
Ralambo dépassa soixante ans, permettant le suivi de cette
politique.
La quête
d’héritages
Déjà, Andriamanelo, en demandant en
mariage Ramaitsoanala, fille du roi d’Ambohidrabiby, savait que ce
prince de Kaloy avait été appelé au fanjakana par le peuple
d’Ankotrokotroka — le futur Ambohidrabiby — qui, par la même
occasion, lui offrit d’épouser Ramaitsoakanjo, héritière des droits
sur la terre non seulement en ce lieu, mais à Ambohimanga et en
Andringitra. Alors, venu faire sa demande à Rabiby, il y mit la
condition d’être d’abord reconnu pour fils en parenté
classificatoire avant d’être agréé comme gendre appelé à avoir
surtout des obligations à l’égard de ses beaux-parents. Reçu en
fils, Andriamanelo, épousant Ramaitsoanala, faisait un mariage
préférentiel ouvrant des droits : dans le futur, lui et son fils
devaient hériter du fanjakana de leur père et grand-père. Et ce fils
devait, de plus, recevoir de sa mère, Ramaitsoanala, les droits sur
les terres qu’elle tenait de sa propre mère, Ramaitsoakanjo. Dans
cette politique d’ouverture de droits, le poids de la volonté
d’Andriamanelo fut grand dans les alliances matrimoniales
contractées par son fils Ralambo. Notamment en ce qui concerna les
mariages avec Rabehavina et avec Ratsitohina qui, bien que les
souverains, étant “d’essence divine”, soient au dessus de l’inceste
Ny Andriamanjaka Isy manam-pady, se serait soumis au rituel de levée
d’interdit pour servir d’exemple à la société humaine. Ralambo
épousa d’abord Rabehavina, “Dame aux grandes boucles d’oreille”,
fille d’Andriamamilazabe, grand prince ayant hérité de la branche
andriana de Vodivato, et de la sœur de Rabiby, laquelle possédait
des droits sur Kaloy. Vraie Princesse du Ciel
(Andriambavilanitra), comme en atteste la couleur blanche incluse en
son autre nom de Rafotsimarohavina, elle devait hériter et des
droits sur la terre dont sa mère était titulaire et des droits à la
seigneurie de son père, comme en témoigne son troisième nom de
Ratompokoamandrainy, qui impliquait qu’elle fût servie à l’égal de
son père. De fait, épousant cette Dame, Ralambo épousait la
cousine germaine croisée de Ramaitsoanala, autrement dit sa mère
classificatoire. Et de cette union allaient naître une fille,
Ravaomasina, et un fils, Andriantompokoindrindra. Plus tard,
selon ce qu’avait décidé son père après le meurtre
d’Andriamananitany, Ralambo prit pour épouse Ratsitohina, qui était
à la fois sa cousine germaine croisée puisque fille de
Rafotsindrindramanjaka, la sœur de son père, et sa nièce, puisque
fille d’Andrianamboninolona, son cousin germain parallèle,
c’est-à-dire son frère classificatoire. Et de cette union allait
naître le futur roi Andrianjaka.
La
constitution du territoire
En revanche, rien n’est
dit d’un autre mariage, si ce n’est que, quand la tradition cite le
nom des enfants, elle nous apprend qu’ils naquirent d’une autre mère
(hafa reny). Mais on peut se demander, au vu de faits ultérieurs,
si elle n’était pas une descendante d’Andrianakotrina, dont on
aurait espéré, aussi important qu’une ouverture de droits sur la
terre ou sur l’exercice du pouvoir, un partage de richesses,
semences et techniques éprouvées de longues date en matière de
riziculture. Quoi qu’il en soit, “exécuteur testamentaire”
d’Andriamanelo, Ralambo devait en priorité se soucier d’assurer,
aussi étendues que possible, les bases territoriales de la
royauté. Comme son père à Alasora, Ralambo prit soin d’affirmer
son pouvoir en faisant d’Ambohidrabiby sa seconde capitale. Il en
organisa l’occupation en tenant compte de son histoire et de ses
habitants, tout en se référant au modèle d’organisation de l’espace
social. Au centre, au point le plus élevé, se trouvait, entourée
d’une palée (rova), la grande maison (lapa) où il résidait, dominant
à l’Est la place des discours (kianja) ; à l’entour étaient les
agents de l’appareil d’État, ses parents et des représentants de son
peuple. A l’Est, normalement inoccupé dans les habitants
nouvellement créées, résidaient les Zanakarivo, “Enfants du peuple”,
qui, dans la position des ancêtres due à leur ancienneté dans le
lieu, étaient ses serviteurs-courtisans. Au Nord, ses conseillers
politiques étaient les Zanadoria, “Enfants de la septième
génération”, descendants d’Andriandoria, lui-même de la septième
génération d’une lignée issue d’un souverain et sur le point de
perdre les droits afférents. Le Sud de soumission était aux
Ambodifahitra, et l’Ouest de sujétion à ses enfants, les
ZanadRalambo. Dans cette capitale, comme dans les autres, seuls
pouvaient avoir leur dernière demeure les anciens souverains et ceux
dont les descendants pouvaient le devenir. Édifiés à l’Ouest du
kianja selon le modèle d’orientation ancienne, les tombeaux, tels
qu’on les présente aujourd’hui, avec Rabiby au centre et le
fasan’andriana encore en usage du Nord, mais Ralambo et ses épouses
au Sud, sont dans une disposition significative d’une période
charnière. Quand Ralambo y résidait comme roi, Ambohidrabiby était
une colline sacrée, puisque, avec le tombeau de Rabiby, elle
abritait déjà les restes d’un ancêtre des souverains
(razan’Andriana). Devenue, pour l’histoire, symbole du rassemblent,
elle reçut le titre de “Puissance vertu de l’Imerina”
(Hasin’Imerina). Doté d’une capitale, Ralambo prit soin de
constituer les bases territoriales de la dynastie en établissant ses
enfants là où ils avaient des droits à la succession :
Andriantompokoindrindra à Ambohimalazabe, où lui-même avait
auparavant résidé sur les terres de sa femme Rabehavina ;
Andrianjaka, d’abord à Ambalanirana et Ambohibato sur les terres
relevant d’Alasora, puis à Ambohimanga et Andringita, qui lui
venaient de sa grand-mère. Quand à ses autres enfants, il
installa sa fille, Rambavy, à Masindray dans l’Atsimondrano, sur des
terres dépendant d’Alasora, et ses fils au Sud et à l’Ouest
d’Ambohidrabiby : Andriampanarivomanga à Lazaina, Andriantompobe à
Ambatofotsy, Andriamasoandro à Manandriana et Andriampolofantsy à
Antsomangy. Cela dit, envisageant l’acquisition de nouveaux
droits, sans doute veilla-t-il lui aussi aux mariages de ses
enfants. On voit, par exemple, Andriantompobe épouser Ramangaseheno,
une andriana de l’Imamo dont la famille, sous l’autorité de l’aîné
Andriamaroary, se livrait au négoce de la soie. Ainsi donc,
Ralambo, poursuivant l’œuvre d’Andriamanelo en consacrant ses
efforts à rassembler lettres et seigneuries (namory tany sy
fanjakana), avait déjà pacifiquement agrandi son territoire, même
si, par le jeu des successions, les terres contrôlées par un
fanjakana, comprenant des parties enclavées dans des territoires
soumis à d’autres princes, ne formaient pas un ensemble d’un seul
tenant. Mais il ne suffisait pas d’avoir des droits, encore
fallait-il les faire reconnaître. Dans cette période où l’insécurité
s’était accrue et où il fallait se défendre contre les incursions
aussi bien sakalava à l’Ouest que sihanaka et bezanozano à l’Est,
Ralambo, par le commerce avec la côte, se procura jusqu’à cinquante
fusils et trois barils de poudre. C’est avec l’aide de guerriers
réputés qu’il organisa la défense : avec son oncle Andriandranando,
qui avait déjà aidé son père et fut le premier à posséder un fusil
en Imerina, et avec Andrianandrintany, qui l’aida contre
Andrianafovaratra d’Imerinkasinina — lequel prétendait commander
magiquement au feu, mais fut chassé par l’incendie. Ayant chassé
les derniers Manendy des alentours de sa capitale, et joint aux
terres d’Alasora, au Sud du fleuve, celles d’Ambohidrabiby au Nord,
il mit au jour l’Imerina roa toko, l’Imerina aux deux provinces et
aux deux capitales.
Un souverain
novateur
Elle comprenait alors un territoire
limité à l’Est par le gradin allant d’Angavo de l’Est, au Sud, à
Ambohitsitakatra, au Nord. Kaloy et l’Andringitra la limitait au
Nord, Ambohimanoa au Nord-Ouest et l’Ankaratra au Sud-Ouest. Même
si certains parcelles enclavées comme Angavokely ne reconnaissaient
pas encore son autorité, Ralambo pouvait déclarer : “Je nomme cet
ensemble Imerina ambaniandro. Et si je le nomme Imerina, c’est que
désormais m’appartiennent touts les hauts sommets et que rien ne m’a
échappé de ce qui se trouve exposé au jour.” Comme Andriamanelo,
Ralambo est un héros culturel : on lui attribue la domestication du
zébu et sa consommation, la création de la fête du Bain et
l’organisation des rangs dans le groupe andriana. Introduit dans
l’île par les Anciens avec son nom d’origine soudanienne centrale
utilisée en Afrique australe, le bœuf (omby) a pu marronner et
redevenir comme sauvage, sans que son élevage ait jamais été
abandonné. La viande de zébu était consommée, comme en témoigne
l’archéologie. Or, les traditions racontent que Ralambo aurait fait
sacrifier un jamoka, “zébu sauvage”, et en ayant fait cuire et
goûter après ses serviteurs, il aurait déclaré que la viande en
était bonne ; après quoi, ayant fait entrer des bêtes dans un parc,
il les auraient nommées “omby” parce qu’elles y avaient toutes
trouvé place. Le même tantara est localisé à Ambohimalazabe, à
Ambohidrabiby et à Mamiomby en Andringita. En fait, ce que Ralambo
fit, ce fut d’abord de généraliser l’usage du mot omby pour
remplacer jantoka, le vieux mot d’origine asiatique. Ce fut
ensuite de permettre, à son usage et à celle des siens, la
consommation de certains zébus qui, comme les bêtes laissées libres
d’aller et venir et pâturer en liberté (leharanjy), en avait été
exemptés. Ce fut surtout d’affirmer sa légitimité et, en s’en
réservant certains morceaux la bosse (trafon-kena) et la culotte
(vodihena) qui, dans toute l’île, étaient destinés aux Grands de la
société, d’en retirer la disposition à d’autres qui en bénéficiaient
jusqu’alors. De même n’a-t-il pas créé ex nihilo le Fandroana
“Fête du Bain”, mais il l’a profondément modifié. Antérieurement, le
Fandroana, à la fois rituel agraire et fête dynastique de bain des
reliques royales, avait lieu au début de l’année solaire, au début
du mois d’Asaramanitra de l’ancienne année à dénomination sanscrite.
Ralambo l’inscrivit dans le calendrier d’origine arabe et le situa
au premier croissant de la lune du Bélier (Alahamady) au jour
anniversaire de sa naissance. Derrière le rituel dynastique, il
personnalise la fête et organise son propre culte, abandonnant
désormais l’Alakaosy, “Lune du Sagittaire”, à la célébration des
anciens princes. Dès lors, bien que l’on ait continué à
confectionner des reliques (solo) — on connaît notamment celles
d’Andriantompokoindrindra et Andrianjaka, honorées jusqu’au début du
XXe siècle -, le Bain sera celui du Dieu visible
(andriamanikitamaso) que devient le souverain vivant. Mais des
anciennes reliques, Ralambo choisit celles qu’il conserva en
fonction du nouvel équilibre politique. C’est ainsi qu’elles
devinrent sampin’Andriana. Enfin, l’on retient qu’il organisa les
andriana. Appliquant le principe hiérarchique aux descendants de
Rangita, il en fixa les rangs en fonction de la proximité
généalogique. Abstraction faite de la famille royale stricto
sensu, cette hiérarchie plaça au premier rang les
Andriantompokoindrindra, descendants du fils aîné de Ralambo, ainsi
que ceux de sa sœur ; puis, au deuxième rang, ceux de son cousin
germain, Andrianamboninolona et de ses frères et sœurs ; au
troisième rang, ceux d’Andriandranando ; enfin, au quatrième rang,
ceux de ses autres enfants formant les ZanadRalambo “Enfants de
Ralambo”. Ainsi fixés, les rangs du groupe andriana demeurèrent
tels jusqu’à Andriamasinavalona. Mais il faut noter que, structure
politique, cette hiérarchie pouvait intégrer des personnes ou des
groupes n’ayant pas d’attache généalogique avec la descendance de
Rangita. Ainsi en est-il, dès l’origine, des Andrianakotrina
d’Ambohimahatsinjo qui, en contrepartie des terres d’Ambatofotsy et
de Manandriana cédées à deux fils de Ralambo, furent intégrés aux
ZanadRalambo. Ces andriana parents de Ralambo étaient alors peu
nombreux. Mais même privé du réseau de relations que pouvaient
constituer ceux qui étaient devenus des roandriana, Ralambo a pu
réunir l’Imerina ambaniandro par une politique qui satisfaisait les
aspirations populaires et bénéficiait d’un large soutien. Avec
Antaninarivo, son fils Andrianjaka donnera au royaume la capitale
tant désirée.
Jean-Pierre
Domenichini et Bakoly D. Ramiaramanana
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La naissance miraculeuse de
Ralambo Pour imposer son autorité, Ralambo
disposa de la réputation que lui procura une naissance
inespérée et quasi miraculeuse. Fille du roi d’Ambohidrabiby,
sa mère, Ramaitsoanala, “Dame verte/noire en forêt”, était
aussi bien l’héroïne d’un mythe. Dans celui-ci, Imaitsoanala
est la célestielle fille d’une divinité marine, Dame Oiseau ou
Ivorombe. Après de multiples épreuves dues aux deux épouses
terrestres du Prince et contre la volonté — mais avec l’aide —
de sa mère oiseau, elle défit ses rivales et devient la seule
épouse d’Andriambahoaka, “Prince du peuple des embouchures”,
qui l’aimait, et donna naissance à un garçon, également appelé
Andriambahoaka. Elle sera donc à l’origine d’une nouvelle
dynastie ressourcée en mer et dans sa célestialité, tandis que
ses deux rivales avaient prouvé leur terrestre
stérilité. Auréolée d’une telle histoire, Ramaitsoanala,
dès lors appelée Randapavola, ne pouvait donner naissance à un
prince dans les conditions de la commune humanité. La
procréation fut d’ailleurs difficile. La naissance de Ralambo
suivit six échecs (fausses couches et mort en bas âge) qui
furent autant d’épreuves. Pour sa septième grossesse — le
chiffre sept étant ici celui de la mort -, il fallut un devin
pour savoir où l’accouchement aurait lieu. Ce ne pouvait pas
être sur la rive Sud de l’Ikopa où se situe Alasora, mais sur
la rive Nord, là où se trouve idéalement la direction du
pouvoir, sans pouvoir être non plus chez ses parents, à
Ambohidrabiby, comme l’aurait voulu la coutume
populaire. Ce fut à Ambohibaoladina, non loin
d’Ambohimalaza, qu’elle accouchera dans une maison en forme de
bateau (kisambosambo) que ses suivants avaient édifiée et qui
évoquait les bateaux transocéaniques des origines. La
délivrance eut lieu au premier jour du mois du bélier
(Alahamady) et Randapavola devint Rasolobe, “Grande Princesse
relique”, seule remplaçante des anciennes reliques. Un
sanglier (lambo), dit la tradition populaire, vint traverser
la maison et donna son nom au nouveau-né. Mais il semble bien
qu’il s’agisse là d’une réinterprétation, et songeant, dans le
contexte, à ses rapports avec le zébu, on ne peut que penser
que le souvenir du Sud-Est asiatique était toujours vivace et
que, dans ce cas, lambo signifie “bœuf”, comme dans la langue
des origines.
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