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Les premiers navigateurs de
l'humanité
Pour faire cette histoire qui
débute quand il n’y avait pas de documents écrits, nous pouvons
utiliser les données que nous fournit l’archéologie qui, elles, sont
contemporaines des faits les plus anciens, mais nous pouvons aussi
partir de données actuelles qui nous interrogent et dont nous
aimerions bien connaître l’origine.
C’est chose possible, car si les
hommes ont pu oublier certains de leurs savoirs anciens, le pouvoir
de mémorisation des cultures populaires leur a permis de conserver
du passé ce qui leur semblait important. Par exemple, dans la
quête de ses racines les moins connues, la Réunion se pose souvent
la question du maloya, que la culture populaire a conservé malgré
les condamnations à l’oubli qui avaient frappé cette tradition. On
est certains que le maloya ne vient ni du Poitou ni de la Saintonge,
mais les réponses les plus diverses ont été données. Or, il n’est
pas inutile de savoir que le mot désigne un chant et une danse
funéraires chez les Toradja de Célèbes (ou Sulawesi) dans
l’Indonésie actuelle. Le souvenir des cultures, là dans une des
sociétés de l’aire austronésienne, ici à Bourbon, nous éclaire sur
certaines de leurs racines pour le Sud-Ouest de l’océan Indien, sans
nous fournir, il est vrai, explicitement le cheminement qui a
conduit de l’une à l’autre. L’hypothèse d’une étape malgache
n’est sans doute pas à écarter. Pour Madagascar, les données de
l’histoire culturelle – et d’abord celles de la langue – permettent
de rattacher la Grande Ile au grand ensemble des peuples
austronésiens qui occupent depuis longtemps la plus grande partie de
la terre, puisque l’aire austronésienne s’étend actuellement de
Taiwan et d’Hawaï au nord à la Nouvelle-Zélande au sud, et de l’île
de Pâques à l’est à Madagascar à l’ouest.
L’aire austronésienne
Ce qui fait
l’unité culturelle de cet espace, c’est la langue. Tous ne parlent
pas la même langue, mais des langues apparentées. On connaît bien,
par exemple, l’unité des langues romanes. Elle a été décrite par de
nombreux linguistes, mais même en ignorant leurs travaux, chacun
peut sentir la parenté, par exemple, entre le français, l’italien et
l’espagnol. De façon plus large, les langues romanes ne sont
qu’un rameau des langues indo-européennes qui comprennent presque
toutes les langues de l’Europe, mais aussi le kurde, les langues de
l’Iran et de l’Afghanistan, la majorité des langues de l’Inde et des
langues disparues comme le tokharien dans le Turkestan chinois
d’Asie centrale. L’indo-européen, langue première, ancestrale
pourrait-on dire, était parlée quelque part au Sud de la Russie il y
a une dizaine de millénaires. Les peuples se sont séparés et leurs
langues ont évolué différemment, ne permettant plus
l’intercompréhension. Il en fut de même pour les langues
austronésiennes – actuellement quelque cinq cents langues. Le
houaïlou de Nouvelle-Calédonie n’est pas plus compris par un
malgachophone que l’anglais ne l’est par un lusophone. Mais la
parenté génétique de ces langues a été prouvée. Et il faut bien voir
que les idées et concepts ont une forme de solidité plus grande que
celle des mots. Le mana des Polynésiens a la même origine que le
hasina des Malgaches. Les grands ancêtres des Austronésiens sont
partis de la région de Taiwan pour peupler le Sud-Est asiatique, le
Pacifique et l’océan Indien. C’est aussi la langue qui permet de
situer la zone d’origine. On sait que, sur le long terme, les
migrants qui partent loin du foyer ancestral sont plus conservateurs
des faits anciens de langue que leurs lointains parents qui ne sont
pas partis. Et c’est à Taiwan que les langues austronésiennes se
sont le plus diversifiées.
L’apprentissage de la
navigation
Il faut à l’évidence abandonner la
thèse défendue, avec succès dans le grand public, par Thor Heyerdahl
selon laquelle l’Océanie aurait été peuplée à partir de l’Amérique
latine. Exploit technique de navigateur, l’expédition du “Kon Tiki”
en 1947 ne pouvait expliquer la parenté culturelle des Polynésiens
et des Malais du Sud-Est asiatique. Aujourd’hui, les recherches de
génétique humaine sur l’ADN viennent de prouver l’origine asiatique
des populations océaniennes dont les ethnologues n’avaient jamais
douté*. La question se pose alors des moyens par lesquels se
sont faites ces migrations. Depuis que les premiers hominiens sont
apparus en Afrique, le bipède humain s’est déplacé. Il suffit,
a-t-on chanté, de mettre un pied devant l’autre et de recommencer.
Un des atouts des Indo-Européens pour leurs migrations continentales
avait été d’avoir domestiqué le cheval et inventé la roue et le
chariot. Aller occuper une multitude d’îles dans l’immensité
océanique et s’y déplacer d’une île à l’autre et d’un archipel à un
autre posaient des questions plus complexes. Pour la seule
Micronésie (Mariannes, Carolines, Marshall et Gilbert), on compte
plus de 2.500 îles réparties sur plusieurs millions de kilomètres
carrés d’océan. Pour comprendre le procès qui conduisit les
Austronésiens à se lancer dans cette aventure, il faut se situer en
Extrême-Orient il y a 12 000 ans. A cette époque, sur l’espace
géographique chinois actuel, les Han (les Chinois) n’occupaient
qu’une région minuscule de la vallée du Hoanghe, le Fleuve Jaune des
géographes français. L’Est et le Sud de la Chine étaient occupés
notamment par les ancêtres des peuples austro-asiatiques (Thaï,
Kadai et Austronésiens). De plus, cette époque se situe à la fin de
la dernière période glaciaire et, le niveau de la mer dans cette
région étant à environ 150 mètres en dessous du niveau actuel, les
côtes n’avaient pas le même tracé. Le Japon, Formose (Taiwan) et
Ceylan étaient rattachés au continent voisin, et on pouvait aller à
pied de la Chine aux Philippines en passant par la Malaisie et
l’Indonésie actuelles. La terre ancestrale des Austronésiens située
autour de Formose est en grande partie recouverte aujourd’hui par
les eaux marines, car à la suite du réchauffement du climat et de la
fonte des glaciers continentaux et des banquises polaires, les eaux
des précipitations retenues par la glaciation ont augmenté la masse
des eaux marines. Hier comme aujourd’hui, la majorité de
l’humanité a de loin préféré s’installer dans les régions basses
voisines des mers et des océans qui sont plus tempérées et agréables
à vivre. La transgression marine, que l’on appelle “flandrienne” en
Europe, a alors submergé les régions les plus basses. Les
Austronésiens furent touchés par ce phénomène que l’on imagine
d’autant mieux qu’avec les conséquences de l’effet de serre, c’est
ce dont nous menacent maintenant les scientifiques. Demain, des
régions entières, même des Etats comme l’archipel des Maldives,
pourraient disparaître. Il y a 11 000 ans, les Austronésiens furent
contraints par l’eau de chercher refuge vers les sommets des
collines qui devinrent des îles. Pour maintenir les relations de
parenté et de voisinage, ils trouvèrent donc les moyens d’aller
d’île en île et inventèrent la navigation. Lorsque beaucoup
d’entre eux furent contraints de quitter la région à la fin de la
transgression, ils partirent à la recherche de nouvelles terres et
peuplèrent les Philippines. Le mouvement amorcé, certains, quelques
millénaires plus tard, partirent vers l’Est en direction du
Pacifique et d’autres vers l’Insulinde au sud-ouest. C’est, plus
tard encore, au premier millénaire avant l’ère chrétienne, que les
descendants de ces derniers partirent à la découverte de l’océan
Indien.
Le soleil et les étoiles, les
courants et les vents
Les anciens Austronésiens
sont les premiers navigateurs de l’humanité. Si l’on fait exception
de la traversée de la ligne Wallace il y a 50 000 ans par les futurs
Aborigènes d’Australie – mais qui ne donna pas naissance à une
marine durable –, les premiers déplacements marins se situent au 9e
millénaire avant l’ère chrétienne, c’est-à-dire bien avant
l’apparition des Phéniciens et des Vikings dans l’histoire, avant
même les premiers marins qui, en Méditerranée, allèrent peupler les
îles comme la Sardaigne et la Corse au temps de l’âge du
Bronze. Les Austronésiens furent ceux qui, les premiers,
inventèrent et pratiquèrent la navigation hauturière. Comme le
montre la science nautique que les mandarins chinois ont recueillie
et comme elle fut encore observée dans le Pacifique aux 18e et 19e
siècles, les Austronésiens s’orientaient d’après le soleil et les
étoiles et, entre autres, utilisaient les courants marins et les
vents saisonniers comme l’alizé du sud-est. Ils étaient capables de
faire voile d’un point à un autre, d’une petite île à une autre
petite île. En 130 de notre ère, Zhang Heng, un grand astronome
chinois, parle de “l’ensemble des 2 500 étoiles, non compris toutes
celles qu’observent les marins”. Pour utiliser une expression
récurrente actuellement, disons que les marins auxquels il fait
allusion ne sont sans doute pas des Chinois “de souche”. Au 2e
siècle sous l’empereur Wudi (–140 environ à –87), l’Empire du Milieu
ne fit qu’atteindre Canton. Au cours de cette expansion, les Han ont
mené une politique de sinisation, mais les populations sinisées
n’ont perdu ni leurs savoirs ni leurs activités. En ce qui
concerne les embarcations, on associe la pirogue à balancier aux
peuples “malayo-polynésiens”. C’est exact mais très insuffisant.
L’inventivité des peuples austronésiens a créé des embarcations de
multiples formes et d’envergures différentes. Outre la pirogue
monoxyle taillée dans un tronc d’arbre, en général de petites
dimensions, ils utilisaient une grande pirogue à balancier surmontée
de hauts bords, des embarcations assemblant deux coques qui sont des
catamarans, et d’autres comportant un balancier de part et d’autre
de la coque, c’est-à-dire des trimarans. Les études qui ont été
faites montrent une très grande variété de réalisation dans le cadre
des modèles énumérés. Le téléspectateur qui suit aujourd’hui les
sports nautiques sait-il que le principe des catamarans et des
trimarans n’est pas une invention du Nord ? Mais ce n’est pas
tout. Saurait-il par hasard que quand les caravelles portugaises
sont arrivées à Java au 16e siècle, elles y ont rencontré des
bateaux malais qui les dominaient par leur taille. Et ce n’était pas
un fait nouveau. Grâce aux annalistes chinois, on sait qu’au 2e
siècle avant J.-C., l’empereur Wudi autorisa les ambassadeurs
chinois qui allaient en Inde au pays de Bouddha à utiliser les
bateaux et équipages austronésiens, au lieu de faire le long trajet
terrestre qui passait par l’Asie centrale, l’Afghanistan, le
Pakistan et la vallée du Gange. Peu après, les mandarins
décrivirent les kunlun bo, les “bateaux des hommes noirs”. C’étaient
de grands voiliers ayant plusieurs mâts et qui pouvaient transporter
de 300 à 1 000 personnes et jusqu’à mille tonnes métriques de
fret. Par des maquettes en céramique trouvées lors de la fouille
de tombes à Canton datées du 2e siècle de l’ère chrétienne, on a la
preuve que le gouvernail axial équipait déjà ces grands bateaux
austronésiens. Les musulmans en empruntèrent la technique au 10e
siècle et les Européens deux siècles plus tard en le fixant sur
l’étambot de leurs navires : c’est donc, pour la marine occidentale,
le gouvernail d’étambot. Comme le racontent les textes et comme
le prouvent les travaux d’archéologie marine, la construction navale
dans le Sud-Est asiatique était un véritable art. Les charpentiers
de marine savaient choisir les bois qui résistaient à la corrosion
de l’eau. Ils assemblaient les planches par tenons et mortaises et
les chevillaient. Alors que la métallurgie était connue, ils
n’utilisaient aucune quincaillerie. Celle-ci aurait été trop
facilement corrodée, tant par les eaux chaudes tropicales que par la
nature des bois utilisés. Par contre, ils avaient recours à des
cordages en fibres de palmier pour assurer la cohérence de
l’ensemble. C’étaient donc, dit-on, des bateaux “cousus”. Tous
les Austronésiens ne se sont pas consacrés de façon durable à la
seule activité maritime. Une fois le déplacement effectué, beaucoup
de ces peuples sont devenus des terriens et des paysans. Et parfois
aujourd’hui, certains manifestent une forte aversion à l’égard de
tout ce qui concerne la mer, qui est devenu un espace abandonné à
des esprits et à des monstres redoutables pour le pauvre
mortel. C’est aussi un lieu vers lequel on envoie toutes les
impuretés dont les hommes veulent se débarrasser et se libérer. Mais
la tradition maritime créée il y a 1 000 ans fut aussi, au cours de
l’histoire, développée par certaines formations politiques
austronésiennes. Celles-ci ont donné naissance à plusieurs grandes
thalassocraties dirigeant un commerce au long cours vers la Chine,
l’Afrique et le Moyen-Orient – des thalassocraties plus importantes
que celle que dirigea Athènes dans l’Antiquité méditerranéenne et
qui contrôlaient les voies commerciales allant de l’océan Indien
vers la mer de Chine. Retenons notamment l’Empire du Champa
établi dans la partie méridionale de l’actuel Viêt-nam, qui maintint
sa suprématie du 2e au 14e siècle, les thalassocraties des Çailendra
et du Mataram à Java du 7e au 12e siècle qui construisirent le
temple de Borobudur aux 8e-9e siècles, celle de Çrivijaya à Sumatra
du 8e au 13e siècle, et enfin celle de Mojopahit au 14e siècle, qui
rétablit l’unité des grandes îles de l’archipel aujourd’hui
indonésien. C’est dans l’espace commercial que la marine
austronésienne créa dans l’océan Indien que se firent les migrations
vers Madagascar et les terres adjacentes.
* “Les sept filles d’Ève” de Bryan Sykes (Albin
Michel, 2001).
Jean-Pierre
Domenichini et Bakoly D. Ramiaramanana
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La parenté des
langues L’argument linguistique fut parfois
utilisé sans rigueur. Sur les traces d’un confrère
missionnaire, un ancien jésuite malgache, Dama-Ntsoha, a voulu
prouver que les Malgaches étaient d’anciens bouddhistes et que
le malgache dérivait du sanscrit de l’Inde. Dans sa volonté
de prouver que ses compatriotes étaient des Indo-Européens
comme les colonisateurs et, dans la logique de leur idéologie
du sang, ne méritaient donc pas leur mépris, ce bon patriote
mais mauvais linguiste s’est en général satisfait de vagues
similitudes entre les deux vocabulaires. Étant sans doute
la seule science humaine “dure”, la linguistique a des
exigences qu’il ignorait. La génétique des langues doit
expliquer entre des mots de même sens ou de sens proche que
les différences d’une langue à l’autre correspondent bien
notamment à des changements phonétiques réguliers à partir des
sons de l’ancienne langue commune. L’un des deux frères
Grimm qui publièrent des contes l’a établi en 1822. Un des
trois grands austronésianistes de sa génération, Otto
Christian Dahl, qui fut missionnaire pendant vingt-cinq ans
dans l’Ouest de Madagascar, a satisfait à cette exigence
lorsqu’il compara le malgache et le maanjan, une langue
austronésienne parlée dans le Sud-Est de Bornéo en Indonésie.
Sachant que le malgache transcrit le son ou par o et le
maanjan par u, prenons quelques exemples de mots ayant le même
sens. Au maanjan rura correspond le malgache rora, “crachat”
et, à ulun ª olona, “être humain”, le malgache vocalisant
toujours les consonnes finales en maanjan. Au w du maanjan
correspond un v en malgache : wawa ª vava, “bouche”, wuwu ª
vovo, “nasse”, iwei ª ivy, “salive”, watang ª vatana, “corps
d’homme” (le ng maanjan correspond régulièrement à un n
malgache). Au k du maanjan correspond un h du malgache :
kawi ª havia, “gauche”, kawan ª havanana, “droite”, kuman ª
homana, “manger”, kudit ª hoditra, “peau” (à la finale t en
maanjan correspond toujours une terminaison tra en
malgache). Lorsqu’il connaît le fonctionnement du système,
un malgachophone qui voyage en Malaisie ou en Indonésie est
sans peine capable de comprendre les enseignes et beaucoup de
noms de lieu. Kuala Lumpur, capitale de la Malaisie, fut
établie au lieu marécageux de confluence de deux rivières. A
Kuala correspond le malgache hoala, “confluent, estuaire” et à
lumpur lompotra, “tourbe, sol humide de marécage”.
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