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Les premiers habitants de la Grande
Île
Peut-on parler de ce que faisaient
les hommes à Madagascar il y a plus de deux millénaires ? Ne
serait-ce pas l’époque des fameux “temps obscurs” qui interdiraient
toute connaissance assurée ? Une autre question peut répondre à ces
interrogations. Comment a-t-on pu, dans d’autres domaines et sans
avoir disposé d’archives contemporaines des faits, réussir à
reconstruire une histoire et à décrire les conceptions d’hommes de
la préhistoire ?A partir du vocabulaire et des attestations dans des
textes recueillis à l’époque historique, il a été possible de
reconstituer les institutions des anciennes sociétés
indo-européennes. A partir de leurs mythes, l’on a pu correctement
exposer les grandes structures de ces sociétés. Alors, pour faire de
même, il faut recourir à l’archéologie de la langue et à
l’ethno-archéologie de la culture, sans se limiter aux seules
données malgaches mais en se situant dans l’ensemble de la
civilisation austronésienne. Et l’on peut y ajouter les conclusions
de l’archéologie de la culture matérielle et celles de la
botanique.
Bien que - faute notamment
d’outillage lithique - jamais on n’ait pu inscrire Madagascar dans
la Préhistoire, et que son peuplement ait été une colonisation de
terres vierges, nombre de spécialistes des sciences de l’homme et de
la société en ont écrit, d’une part, comme si l’on s’y trouvait dans
un écomusée de l’évolution de l’humanité depuis le stade primitif,
et d’autre part, comme si tout changement majeur s’y était produit
sous influence étrangère. Ainsi voient-ils dans les Mikea un
groupe résiduel resté au stade des chasseurs-cueilleurs, et chez les
Tsimihety une tribu égalitaire qui, ayant ignoré l’autorité royale
jusqu’à sa soumission par des voisins organisés en royaumes sous
l’influence arabe, a pu entrer de plain-pied dans le système
républicain mis en place par la colonisation. Or les premiers
migrants sont arrivés dans la Grande Ile organisés à partir de
puissants États et, par conséquent, armés de toute la culture
matérielle, intellectuelle et spirituelle héritée des sociétés
hiérarchiques complexes du monde austronésien de l’époque. Des
sites établis par les andriana Anivon’ny Riaka ou “Pays du Milieu
des Mers” selon l’unique dénomination proprement malgache que nous
lui connaissions, la Grande Ile, sur la “Route du Cinnamome”, s’est
vue assigner une place stratégique dans la politique maritime et
commerciale des métropoles d’Asie du Sud-Est. Ceci transparaît
notamment à travers la répartition du vintanina (Calophyllum
inophyllum L.) dans le Sud-Ouest de l’océan Indien, car cet arbre,
originaire de la zone indo-pacifique et diffusé parce qu’il fournit
l’essentiel du bois de charpenterie marine et l’indispensable gomme
à calfater, s’y trouve absent de l’Afrique orientale et apparaît
ainsi réservé à Madagascar, où devaient donc se faire la
construction et la vraie réparation des navires.
Les “princes du fleuve”
Il est
d’ailleurs significatif que le vintanina, “(arbre) par lequel on
favorise la chance et le destin”, ait aussi fait partie du complexe
végétal systématiquement implanté par les groupes indianisés comme
les Chams, “pour les besoins du rituel et de la pompe royale”. Et il
n’est pas impossible de supposer que ce fut dès le temps des
premiers établissements, qu’il se trouva au nombre des arbres que
les pouvoirs politiques centraux prirent soin de soustraire à
l’exploitation par le peuple, en réservant le privilège aux
andriana, spécialistes du travail noble du bois, non seulement pour
la construction navale mais aussi pour celle de leurs maisons de
bois, dont la charpente évoque, jusque dans le vocabulaire,
l’architecture des bateaux. Car, bien qu’il perde sitôt à terre
l’exercice du pouvoir absolu lié aux fonctions de commandant de
bateau qu’il avait sur mer, du moins l’andriana y conservait-il,
signifié par cette maison-bateau, un pouvoir inscrit dans la
continuité quoique relativisé par les contraintes du contrat social
: celui-ci l’amène à partager le pouvoir non seulement avec un hova
appelé à organiser les activités économiques de l’ensemble des
sujets (olona), mais aussi avec les chefs de famille demeurant
souverains (masi-mandidy) à l’intérieur de leurs maisons, suivant le
principe du «samy manjaka eram-baravarany – chacun règne pleinement,
passée la porte de sa maison». Les premières principautés qui
furent fondées dans la Grande Ile, furent bien évidemment établies
sur le littoral. C’était en général, en des lieux choisis par
l’andriana sur des hoala, grandes baies et embouchures de fleuve,
offrant des abris sûrs aux bateaux et se trouvant au débouché des
voies fluviales par lesquelles se font les communications avec
l’intérieur. Pour exercer ce choix, l’andriana se posait en
tompon’ny vinany «maître du vinany», expression où le mot vinany est
à la fois reçu en son sens premier d’embouchure ou estuaire et en
son sens dérivé de prédiction, voyance ou prophétie, une telle
évolution du sens du mot découlant du fait que c’est à l’embouchure
et par l’observation de ce qui s’y passait qu’il était possible
d’estimer - pour pouvoir l’annoncer - la richesse de
l’arrière-pays. On nommait andriambahoaka et / ou andrianony les
princes qui se trouvaient à la tête de ces principautés. Prenant le
titre d’andrianony «prince du fleuve» à partir du moment où il se
lançait dans l’exploration de l’intérieur, l’andriana des premiers
temps était avant tout andriambahoaka, à la fois «prince de
l’embouchure» (vahoaka) et «prince régnant sur un peuple» (vahoaka)
– car c’est bien parce qu’il désignait au sens étymologique
l’embouchure que vahoaka en est venu à désigner tout d’abord le
peuple qui y était installé, et ensuite tout peuple soumis à un
gouvernement. Mais cela n’allait pas sans quelques autres attributs
de grande importance. Tout d’abord maître du fleuve, l’andriana
l’est, d’une part, parce qu’il a la maîtrise de l’embouchure, et
d’autre part, parce qu’il a passé un accord avec le cours d’eau pour
en domestiquer le laza, “esprit de (sa) célébrité”. Pour manifester
sa maîtrise, il installe sa capitale au nord du fleuve dans la
position qui est celle du commandement et en un site qui, quelles
qu’en soient les caractéristiques topographiques objectives, est
considéré comme dominant le territoire de la principauté. C’est
ainsi que, sur la côte est de l’île, les hauteurs situées à l’ouest
de la côte la bordant vers l’intérieur, sont paradoxalement
désignées par ambany – un mot signifiant couramment «bas, en bas» –,
tandis que la mer est censée être une hauteur (ambony), parce
qu’elle est résidence des ancêtres et du grand prince de la
métropole d’origine, dont l’usage courant de la langue conserve
ainsi le souvenir. Ensuite, maître de la terre, l’andriana est
tompon’ny tany. Mais ici, le terme tany comprend non seulement
l’espace géographique, mais aussi les hommes qui y vivent et qu’il
faut gouverner. Pour ce faire, l’andriana est à la tête d’une
aristocratie à deux branches : la première formée de l’ensemble de
ses parents qu’il régit comme chef de famille, la seconde d’un petit
groupe de personnes qui assurent l’essentiel des tâches de conseil,
d’administration et de sécurité. C’est cette dernière qui assure,
dans l’ensemble du pays soumis à sa juridiction, le respect des lois
fondamentales et l’exécution des décisions, lesquelles étaient
souvent prises à différents niveaux dans le peuple. Car
l’andriambahoaka, n’hésitons pas à le répéter, n’était pas
tout-puissant. Et en vérité, l’existence du principe hiérarchique
qui organisait ces sociétés, n’excluait pas la revendication
égalitaire. Ce sont les deux principes qui, par leur conflit,
instituent et assurent la cohésion des formations politiques et
sociales.
Une vie entre héritages et
innovations
Le pays que les premiers colons
découvrirent était très différent de celui que nous connaissons
aujourd’hui, car il était, dans sa majeure partie, couvert de forêts
: forêt dense dans la partie au vent, forêt claire dans la partie
sous le vent, et bush adapté à la sécheresse dans le Sud et le
Sud-Ouest. Le reste, outre les marais et marécages, était occupé par
des savanes où évoluaient encore des oiseaux coureurs plus grands
que l’autruche, qu’ils nommèrent vorompatra «oiseau des savanes» et
dont on peut encore trouver les œufs ici et là. Selon les
milieux, pouvaient de même se rencontrer de grands lémuriens, des
hippopotames nains et des tortues géantes que nous n’avons pu
découvrir que grâce à la paléontologie. Mais ni serpents venimeux ni
grands fauves analogues au tigre de l’Asie du Sud-Est, et de ce
point de vue, si l’on excepte la présence du crocodile qu’ils
connaissaient, l’île pouvait leur apparaître comme un paradis
prometteur de bonheur paisible. Si bien que l’on peut aujourd’hui
penser que ce fut sans crainte qu’ils entreprirent d’en tirer parti
non seulement pour y construire leurs maisons de végétal dans la
tradition des peuples forestiers, mais aussi pour y mener l’ensemble
de leurs activités, tant domestiques qu’économiques. Forestiers
devant reconnaître un milieu nouveau, en ayant sans cesse à l’esprit
le chargement des navires de commerce, ils découvrirent, dans la
nature environnante, des plantes identiques ou proches de celles
qu’ils connaissaient, et parmi elles, à côté des plantes utiles à la
vie quotidienne, nombre de plantes commercialisées en leur
temps. Ils les nommèrent d’après les noms qu’ils utilisaient en
Asie du Sud-Est. C’est ainsi que les mots malgaches varo, anivona,
hazomanitra, et zavy ou aviavy correspondent, par exemple, au malais
baru, anibung, kayumanis et zawizawi. Mais s’inscrivant dans la
tradition de leurs pays d’origine, ils s’y livrèrent aussi à des
activités d’introduction que les biogéographes ont relevées,
estimant en 1936 que 48% des plantes malgaches non-endémiques
avaient été apportées par l’homme, la majorité d’entre elles se
trouvant dans la région au vent. Marins devant à la fois se
nourrir et approvisionner les bateaux, ces pionniers se livrèrent à
la pêche, recourant aux techniques connues du fumage et de la
salaison pour la conservation. Le poisson était alors un aliment
quotidien si essentiel que le mot laoka «poisson» en est venu à
désigner tout plat accompagnant la nourriture de base, tubercules ou
céréales qu’ils entreprirent de produire. Évidemment, la culture
des tubercules (igname et taro) et celle des céréales (coix et riz)
imposa l’aménagement des terroirs. Ils le firent en commençant par
celui des tarodières, car aîné du riz (zokin’ny vary), le taro
(taho, saonjo) était aussi nécessaire pour les rituels
d’inauguration des maisons. Quant à la riziculture, elle ne put
se contenter longtemps de produire du riz pluvial sur des essarts
forestiers et dut procéder à des aménagements d’envergure qui, dans
les régions où le permettaient les conditions écologiques, créèrent
des paysages rappelant le Sud-Est asiatique. En vérité, il
s’agissait avant toute chose de satisfaire les besoins de première
nécessité, soit par la pêche, la chasse et la cueillette, soit par
l’élevage et la culture, allant jusqu’à la production de plantes à
fibres (bananier textile, cotonnier arbustif) et l’élevage du ver à
soie sur des plantes comme le filao pour le tissage des vêtements.
Et la politique des princes ajouta à ce qui était déjà connu des
plantes et des animaux qu’ils se procurèrent au cours de leurs
voyages, en particulier auprès des Austronésiens installés sur la
côte africaine. Car, c’est de là que furent apportés, s’agissant des
plantes, le pois de terre (voanjobory), le sorgho et le petit mil
(ampemby), le ricin (tanantanana, kinana) et le sésame (voahazo,
voamaho). Quant à la volaille et au petit bétail, ce furent
principalement la pintade (akanga) et le mouton (savily, ondry),
auxquels furent conservés les noms qui les y désignaient, et
auxquels il convient d’adjoindre la chèvre, dont l’élevage et la
consommation semblent bien avoir été réservés aux princes dès cette
époque et qui y conserva son nom austronésien de bengy en raison
justement de sa valeur emblématique. Ceci nous amène à observer
que ces andriana que l’on a déjà vus recevoir l’exclusivité du
vintanina et que l’on voit ici recevoir celle de la chèvre,
n’excluaient pas toujours un certain partage. C’est ainsi qu’il
paraît probable que le privilège de boire au moins du lait de
chèvre, accordé aux malades à titre curatif - car, dit-on en
malgache, «tout malade est prince» -, ait été instauré dès ces
premiers temps des origines, puisque l’andriana, étant par
définition source de vie, était d’office devin-guérisseur. Mais,
ainsi qu’on peut l’observer à propos du potamochère et des bœufs, ce
partage portait régulièrement la marque de la hiérarchie sociale et
les attributions avaient à la fois une fonction commémorative et un
caractère symbolique. Dans le cas du potamochère, que l’on
appelle couramment “sanglier” et qui retourna à l’état sauvage mais
avait été importé d’Afrique en tant qu’animal domestique, le fait
d’être en droit de s’en réserver le foie fut reconnu aux andriana et
pour rappeler qu’ils en furent les introducteurs dans le pays, et
pour signifier qu’ils étaient maîtres de l’invisible, car tompon’ny
atiny «maître du foie», qui peut se traduire littéralement par
«maître de ce qui est caché à l’intérieur», donne aussi à entendre
que le lambo, baptisé du nom du buffle en austronésien, fut animal
de sacrifice rituel. Quant au caractère imprescriptible de ce
droit, il apparaît bien quand on sait que les andriana qui en sont
venus à respecter l’interdit de la viande de suidé (porc d’élevage
et sanglier sauvage) peuvent toujours faire une exception pour le
foie de lambo. Dans le cas des bœufs, dont l’importation est
postérieure à celle du lambo et auxquels furent conservés le nom
africain de omby (aomby, añombe…), s’agissant du Bos taurus, et
celui cham et/ou persan (donc indo-européen) de jomoka, s’agissant
du Bos indicus ou zébu, il convient de relever que la marque de
«propriété» des andriana se limitait au fait, d’une part, de se
réserver, en tout animal sacrifié, la loupe (trafonkena), symbole
d’altesse, et/ou la culotte (vodihena) signifiant le droit de
décider en dernier ressort, et d’autre part, en chaque troupeau,
tous les animaux de certaines robes, variables selon les
régions. Colonisation de terres vierges et enrichissement du
patrimoine végétal et animal répondirent sans doute largement à la
nécessité de satisfaire aux besoins d’une population dont l’espace
social s’étendait bien au delà de la ligne d’horizon marine que l’on
voyait depuis les embouchures. Et il suffira, pour que
l’installation devienne définitive, que la terre y soit devenue
tanindrazana «terre des ancêtres» en ayant reçu les restes mortels
des pionniers.
Précision : dans le
dernier volet, à propos de Ferrand, il fallait lire 1908 et non 1903
et ce sont ses disciples – non lui-même – qui assimilent ses
Négrilles aux Vazimba.
Jean-Pierre
Domenichini et Bakoly D.Ramiaramanana
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Du bon usage de la langue La
langue est, par définition, la première et la plus importante
des sources orales. Mais l’absence de rigueur, dans
l’utilisation que l’on en a faite pour le malgache, a pu
conduire à des erreurs monumentales, comme dans cette thèse de
doctorat américain qui partait en guerre contre le “mythe” de
l’unité malgache. Dans une note de bas de page de son travail
concernant Ankoala, nom d’une localité, l’auteur constatait
qu’il était “assez curieux que la seule explication disponible
en malgache est que le terme désigne le cheptel bovin venu
d’Ankoala”. N’ayant pas trouvé le mot dans les
dictionnaires du malgache, il en vient à dire qu’il ne pouvait
être qu’africain. Ensuite, s’appuyant sur le fait que le zébu
fut importé d’Afrique et que la localité en question se trouve
sur la côte nord-ouest face à l’Afrique, il tire plus loin la
conclusion que ce toponyme “confirmerait
simplement l’ancien peuplement africain”. Il venait de
trouver un nouvel argument pour son entreprise politique de
démystification. Or le démystificateur ignorait que le mot
hoala, à partir duquel Ankoala avait été formé, était non
seulement en usage sur toute la côte est et nord-ouest, mais
aussi déjà donné dans les dictionnaires malgaches du 19e
siècle, tant dans celui du père Webber (1853) que dans celui
de Richardson (1885), avec le sens de “baie immense et très
profonde” et de “grande plaine marécageuse”. Cependant que le
dictionnaire du père Malzac (1893 et nombreuses rééditions),
l’avait bien de son côté retenu, mais à l’article Vava pour le
mot composé vavahoala, “endroit par où les eaux
s’écoulent”. De même, en matière de linguistique comparée,
il ignorait aussi bien les travaux de Dempwolff (1937 et 1938)
qui, du malais kuala et du malgache hoala, tirait une racine
proto-austronésienne désignant une “embouchure de fleuve”, que
ceux plus récents de Jacques Dez (1963) qui relève hoala parmi
les apports de l’Indonésien commun au malgache. L’exemple est
parlant et n’est pas exceptionnel. On peut se demander s’il
faut pardonner tant d’ignorance à un travail universitaire qui
prétend donner une leçon aux politiques.
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