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Les origines malgaches de l 'île de la
Réunion
La rubrique Histoire qui débute
aujourd’hui durera plusieurs mois. Son objectif est de raconter la
Grande Île sous tous ses aspects, des origines jusqu’à la période
contemporaine. Sa principale ambition est d’ancrer dans les
esprits quelques idées justes et bien fondées sur Madagascar, où
l’influence française reste importante, et qui demeure une mère et
une inconnue à beaucoup de Réunionnais. Avant d’entrer véritablement
dans le vif du sujet la semaine prochaine, ce premier volet, en
guise d’ouverture, nous fera arrêter à l’ancienne Bourbon. Les
liens entre les deux îles sont vieux de plusieurs siècles. Ce passé
reste bien présent, même si les Réunionnais n’en ont pas toujours
conscience. Géographes et botanistes (herborisateurs à l’occasion),
historiens et généalogistes, linguistes et ethnologues… Les
chercheurs ont déjà beaucoup fait pour ouvrir le
chemin.

Désirant rendre un peu plus aisée
la démarche envisagée pour les mois à venir – qui mènera la semaine
prochaine vers l’ancienne Île Dauphine, bien connue de la Réunion
depuis le XVIIe siècle louis-quatorzien, dont la Grande Île reçut ce
nom aussi temporaire qu’Ile Bourbon–, il semble opportun aujourd’hui
d’attirer l’attention sur les nombreux signes qui, dans celle qui a
aussi été appelée Mascarin, témoignent de l’ancienneté et de la
pérennité des liens qui unissent les deux îles depuis des
siècles. Parlant de la culture réunionnaise actuelle, on admire –
à juste titre – la fusion, dans un cadre français, d’apports aussi
divers que malbares, zarabes, chinois, malgaches et africains, et la
coexistence paisible et harmonieuse des diverses communautés. Mais
on fait l’impasse sur l’histoire, éternelle sacrifiée ou manipulée
de nos joutes idéologiques, et l’on ignore ce que montre une
première analyse de la langue créole – ou kreol.
La composante magache
En effet,
les langues des diverses communautés n’ont pas fourni au vocabulaire
de la langue maternelle en usage à la Réunion des éléments en nombre
comparable. Si le français y tient évidemment une place
prépondérante – et de plus en plus prépondérante –, le seul autre
élément important est le malgache. Il suffit de consulter les
différents dictionnaires et travaux qui ont été publiés par les
scientifiques, les amateurs et les militants kiltirel ou de faire
appel à un malgachophone ayant une bonne connaissance de la
langue. Une bonne intelligence du malgache permettra à ce dernier
de décoder les mots du créole quotidien tels que soubique
(sobika/sobiky en malgache classique où o se prononce ou) :
“corbeille, panier” ; fangourin (fangorinana) : “pressoir à canne” ;
lingue (laingo) : “liane” ; affouche (hafotra) : “dombeya”, songe
(saonjo) : “taro”, cicrite (tsikirity) : “sorte de plante
arbustive”, papangue (papango) : “faucon”, etc. Elle lui
permettra aussi de comprendre sa négligence des prépositions comme
dans corne bouc calqué sur tandrokosy, ou de la distinction entre
féminin et masculin, inconnue de la grammaire malgache, ou d’autres
spécificités grammaticales, parce qu’elles lui sont
familières. La perplexité ne se fera jour que lorsqu’il se
trouvera en présence du fruit d’un véritable croisement
linguistique, comme “en missouk”, où l’on dirait plutôt
an-tsokosoko, “en douce, en cachette” en malgache. On peut y
reconnaître un “en” venu à la fois du malgache et du français et un
misoko signifiant “allant en douce, en cachette” venu du malgache,
les emplois quant à eux traduisant, ici et là, la suspicion que
suscite une conduite sans transparence… Une telle collecte sera
surtout abondante pour le vocabulaire du milieu naturel. Outre les
mots déjà cités, on retiendra pour l’exemple – c’est ce qui est
identifié au premier abord – des emprunts qui ont été francisés :
bois de quivi (kivy) “fatigué, dégoûté”, catafaye ou catafaille
(katrafay), faham (fahamy), fanjan (fandrana), jamale (jamala)
“chanvre”, longoze (longoza) “aframome”, moufia (mofia) “palmier
raphia”, natte (nato) “bois de natte”, quinane (kinana) et tantan
(tanantanana), “ricin”, vaquois (vakoa, vakoana) … Et pour
comprendre l’importance de cet apport malgache, il faut que nous
nous tournions vers le XVIIe siècle, au tout début du peuplement de
l’Ile Bourbon.
La colonie de
Fort-Daphin
C’est à partir de la colonie de
Fort-Dauphin, et avec des gens de cette colonie, que fut mené un
établissement permanent à Bourbon. Après l’échec de la colonie en
1674, Bourbon a aussi accueilli de nombreux « débris de Madagascar
». Qu’étaient donc ces premiers colons ? Il faut rappeler que
Paris envisageait de fondre les deux « nations », française et
malgache, en un seul peuple ayant « une seule loi, une seule foi et
un seul roi ». A cet effet, les colons partis s’établir à Madagascar
étaient encouragés à épouser des femmes malgaches, étant entendu
qu’elles devaient être baptisées et communiées. En droit canon
catholique, le mariage était un sacrement et normalement
indissoluble. La règle s’appliquait à la colonie. Ce que les
règlements de la Compagnie prévoyaient explicitement : un colon qui
aurait abandonné sa femme malgache ne pouvait pas se remarier en
France, tant qu’elle était en vie. Il était, par ailleurs, bien
précisé que les colons ne pouvaient ni pratiquer la traite des
esclaves ni faire appel à de la main-d’œuvre servile, quel qu’en
soit le mode de recrutement. Au Fort-Dauphin, l’établissement des
Français avait abouti à la création d’une culture franco-malgache
nouvelle dont le premier problème était celui de la communication et
donc de la langue. Les Français empruntèrent les mots malgaches qui
leur étaient nécessaires. On le voit bien à lire L’histoire de la
Grande Isle Madagascar de Flacourt. Les mots sont si bien intégrés
au propos du gouverneur qu’il ne se sent pas obligé d’entrer dans
des explications détaillées. « Les bois très proches, écrit-il
par exemple, dans lesquels le bois d’arame, le bois de Nato, de
Vintanh et de Lataffe, à faire les genoux et courbes, le bois de
rombave à faire les mâtures et vergues et la quille : bois qui
approche en bonté du sapin et a le même grain ou fil que le frêne en
France. » On comprend sans peine que le texte parlera plus à
l’habitant de la colonie qu’au lecteur parisien. Une bonne partie
du livre est une sorte de manuel qui donne les connaissances et le
vocabulaire dont aurait besoin l’engagé ou le colon partant
s’établir dans la Grande Île. Le français de Flacourt est sans
doute très différent de la langue parlée entre Français et Malgaches
dans leurs relations quotidiennes. Car on aurait tort de croire à
une diffusion automatique de la langue de Corneille – la langue
d’Horace, de Cinna et de Polyeucte qui venaient d’être jouées en
France. Comme nous l’apprennent les documents de l’époque,
quelques colons apprirent le malgache, c’était la meilleure façon
d’être efficace et de réussir. On se rappellera à cet égard qu’au
XXe siècle, si les fonctionnaires et les commerçants établis dans
les grandes villes pouvaient ignorer la langue du pays, les colons
de brousse, quant à eux, parlaient le malgache et le parlaient
bien. Quelques Malgaches apprirent le français, et l’on voit des
missionnaires utiliser leurs compétences pour évangéliser. Mais dans
le quotidien de la majorité, une langue de communication moyenne
avait dû être établie qui, pour tout ce qui n’existait pas en
Europe, avait recours à des mots, des parlers malgaches avec
lesquels ils étaient en contact. Comme dans tous les parlers qui
se sont créés dans ce genre de situation, la grammaire et la
structure de ce parler devaient être plus proches de celles du
malgache, langue de la majorité, que de celles du
français.
Les Malgaches parmi les
premiers colons
La culture de Fort-Dauphin,
premier creuset de la culture créole dans l’océan Indien, fut celle
des premiers habitants de la Réunion. C’était celle de Louis
Payen, établi à Madagascar depuis sept ans, quand il vint commander
le premier établissement à Bourbon en 1663. C’était aussi
évidemment celle de leurs dix compagnons malgaches, trois femmes et
sept hommes, qui ne pouvaient être des esclaves selon le droit de la
colonie. Sans doute n’étaient-ils pas des « serviteurs » et
avaient-ils le même statut que celui des engagés français de la
colonie, c’est-à-dire des personnes libres mais soumises à un
commandement, une sorte d’organisation qui fait penser à l’armée et
qui ne correspondait pas aux formes de fonctionnement des sociétés
malgaches. Rebelle à cette discipline, le groupe malgache fut le
premier à marronner : il partit s’établir et faire ses propres
“plantages”, avant de négocier son retour. Avec Regnault, le
premier gouverneur de l’île, arrivent de France en 1665 une douzaine
d’hommes. La colonie va s’accroître peu à peu, et notamment
d’anciens de Fort-Dauphin, surtout après 1674. Parmi ceux-ci, des
ménages malgaches qui avaient pris le parti des Français – comme
Antoine Haar et Marie-Anne Fina du pays d’Anosy (Madagascar) qui
donnèrent naissance à Anne Haar, baptisée à Bourbon le 14 octobre
1668 –, et des femmes qui s’étaient unies par les liens du mariage
avec des Français. Parmi celles-ci, le cas de Louise Siarane est
exemplaire. Veuve d’Etienne Grondin dont elle avait eu un fils à
Fort-Dauphin, François, elle épousa en secondes noces Antoine Payet
à Bourbon et lui donna dix enfants. Autre cas exemplaire, celui
d’Anne Caze (ou Racazo) qu’accompagnèrent quatre de ses germains,
deux frères et deux sœurs. Elle avait épousé Paul Cauzan, donna
naissance à un fils, François Cauzan, et se remaria avec Gilles
Launay après son veuvage. D’autres femmes, nées pour beaucoup en
Anosy, Perrine Campelle, Anne Haar, Elisabeth Houve, Marie Mahon,
Louise Nanjac, Marie-Anne Sanne, Thérèse Soa, Marie Toutte,
donnèrent naissance à des enfants Arnoult, Brun, Damour, Fontaine,
Mangroles, Nativel, Perrot, Petit, Prou, Robert, Rivière, Tessier et
Touchard. Dans la vie quotidienne, on ne peut que penser que
l’héritage malgache était resté important. L’on sait la place que
les femmes occupent dans la société malgache, d’autant plus que, si
l’on en juge par les comportements de la fin du Moyen Age dans les
contacts avec les commerçants arabes et ceux du XIXe et du début du
XXe siècle dans les contacts avec les Européens, ce sont les femmes
des groupes supérieurs, notamment en Anosy des nobles roandria, qui
pratiquent plus volontiers le mariage avec les étrangers. L’on se
souvient de nombreuses personnalités féminines qui ont marqué
l’histoire de Madagascar. A Bourbon, les femmes ont dû
transmettre à leurs enfants l’histoire familiale, les contes, les
valeurs et les conceptions ancestrales. On connaît bien grand-mère
Kal (Kala ou Kalo). Il faut aussi savoir que les nyang, ces
esprits nocturnes qui émouvaient le jeune François de Mahy au XIXe
siècle, ont une origine malgache jusque dans le nom : ce sont les «
esprits, divinités… » que l’on désigne encore dans le Nord de la
Grande Île sous le nom de ñy hiañ. A un niveau plus modeste mais
plus général, ce sont les femmes qui éduquent les enfants. C’est
avec elles qu’ils apprennent la langue maternelle qui ne pouvait
être que cette langue moyenne dont nous avons parlé, sans doute même
plus fortement marquée par le malgache. Ce sont elles qui règlent
la vie en société, quand les hommes sont désemparés devant
l’événement. Sans doute est-ce d’elles que provient, par exemple, la
coutume réunionnaise d’enterrer les morts l’après-midi, alors que,
traditionnellement, l’Europe chrétienne enterre ses morts le matin
et, pour commencer vraiment le travail de deuil, termine par un bon
repas et quelques bonnes bouteilles à midi.
Le choc de 1674
Que la cérémonie
se déroule quand le soleil a passé le zénith et commence son déclin
journalier correspond à une conception qui règle les rapports avec
l’au-delà dans le monde austronésien, tant à Madagascar que dans les
îles de l’Asie du Sud-Est. Les hommes d’Église n’y ont rien vu à
redire ou se sont laissés convaincre du bien-fondé de la
chose. Le développement de cette société mixte qu’avaient
encouragé les règlements de la Compagnie des Indes orientales allait
être brutalement stoppé en 1674. La Compagnie décida alors
d’interdire “aux Français d’épouser des négresses, cela dégoûterait
les Noirs du service ; et … aux Noirs d’épouser des Blanches,
c’est une confusion à éviter”. Des raisons avancées, il est avéré
que la première est tout à fait illusoire, car les dames malgaches,
par leur éducation, savaient fort bien faire travailler leurs
serviteurs et ceux-ci les craignaient sans doute beaucoup plus
qu’ils ne craignaient leurs maîtres français. La seconde est la
bonne : éviter toute « confusion ». L’on retrouve ici l’obsession de
pureté qui traverse toute l’histoire des sociétés indo-européennes
et dont l’histoire actuelle montre à l’évidence que l’Europe n’en
est toujours pas rescapée. Si, dans leurs écrits, les voyageurs
parlaient déjà auparavant de « négresses » – ce qui montre la
permanence du préjugé –, c’est la première fois que les textes
officiels en usent pour désigner les dames malgaches. Celles qui
avaient épousé des Français se trouvaient subitement dans une
situation délictueuse. Comment réagirent-elles ? Quelles
conclusions en tirèrent-elles pour l’éducation de leurs enfants, qui
constituaient autant de preuves de l’effectivité du délit ? Quelles
stratégies matrimoniales mirent-elles en œuvre ou
conseillèrent-elles à leurs enfants ? Leur conseillèrent-elles de se
« blanchir », comme on l’a bien décrit pour les Antilles ? Quoi
qu’il en soit, l’interdiction de 1674, maintes fois répétée par la
suite, est une des décisions qui fondèrent durablement la société
créole. Elle provoqua un traumatisme dont la société réunionnaise a
mis longtemps à se guérir, si tant est qu’elle en soit vraiment
guérie. Encore aujourd’hui, des personnes âgées qui ignorent la
date de 1674 sont toujours persuadées qu’il est interdit d’épouser
un ou une Malgache à la Réunion et que ce n’est possible qu’en
France ou à Madagascar. Reconnaître cette part de la Grande Île
dans la culture des îles sœurs n’est pas chose aisée, car les
sentiments à l’égard de la Grande Île sont partagés, allant de la
sympathie immédiate au rejet sans appel possible. Nous ne
prétendons pas en avoir fait ici une présentation exhaustive. Nous
n’avons pas parlé, pour le passé, de la colonisation des hautes
terres par les « marrons » qui ne se sentaient pas tels, et, pour le
toujours présent, ni du moringue ni du maloya qui restent ou
redeviennent des valeurs estimées après avoir été interdits ou
occultés. Mais nous sommes au cœur de ce qui contribue à faire de la
région du Sud-Ouest de l’océan Indien autre chose qu’une simple
construction technocratique.
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Des clés à portée de
main Quiconque, en étranger, se penche sur une
carte suffisamment détaillée de la Réunion, ne peut manquer
d’y relever ces nombreux toponymes sonnant bien français, ou
en tout cas créole réunionnais, mais qui, à l’instar de tout
toponyme hérité d’un lointain passé, n’en demeurent pas moins,
de prime abord, obscurs quant à l’origine et au sens. Que
profitant, pour communiquer, de cette secourable francophonie
que Réunionnais et Malgaches d’aujourd’hui ont en partage, il
les soumette à la sagacité d’un malgachophone. Même
novice, à la condition d’être sans présomption et d’en revenir
au malgache classique – dont se sont plus ou moins éloignés
les parlers de nos contemporains, Merina des Hautes terres
centrales compris –, cet interlocuteur n’éprouvera guère de
difficultés à retrouver ses repères. Ainsi, où on lit sur la
carte Dimitile, en raison de l’absence de l’accent à sa place
et du caractère muet des terminaisons vocaliques ou
syllabiques des mots malgaches (places et sonorités assourdies
tout aussi signifiantes les unes que les autres), sans doute
hésitera-t-il entre Dy/Dia/Dihy mitile/mitily “Marron (s)
posté (s) au guet / en guetteur (s)” ou “Point de guet au bout
d’une longue marche” ou encore “Lieu où l’on dansa tout en
restant aux aguets”, et, moins évident, Dimy tile/tily “Aux
cinq guetteurs /éclaireurs /points de guet”. Mais il
n’aura, pour trancher, qu’à en appeler à l’Histoire et à la
topographie. Et il aura moins de fil à retordre avec Belouve
(Belovo) “Où il y a beaucoup d’abîmes /de grands trous”,
Bénare (Benara) “Où règne un grand froid”, Mahavel (Mahavelona
en orthographe malgache classique) “Qui permet de bien vivre”,
Manapani (Manam-panihy, toponyme de la région de Fort-Dauphin)
“Qui abrite des roussettes”, Tapcal (Tapak’ala) “A la forêt
coupée”, et tant d’autres. Une interrogation sur les noms
des héros et héroïnes de l’Histoire locale ? Il vous dira, les
noms propres malgaches ayant tous un sens – même quand on l’a
oublié -, que Simandef (Tsy mandefa /Tsy mandefitra en
orthographe classique) est “Celle /Celui qui jamais ne lâche
prise /jamais ne se soumet” et Siarane (Tsy aranina, en
orthographe classique), “Celle /Celui dont on ne peut
satisfaire toutes les volontés, surtout si elles sont
capricieuses”. Ce ne sont évidemment là que quelques exemples
qu’il serait loisible de multiplier.
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