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L’invention de l’agriculture en Asie du
Sud-est
L’histoire, objectif de la guerre
des cultures qui n’a pas attendu Samuel Huntington pour exister,
et qui se déroule à Madagascar depuis presque deux siècles, présente
souvent les Malgaches comme des primitifs venus s’installer dans la
Grande Ile,quand ils n’avaient aucun rudimentde civilisation. Selon
les “savants” de l’époque coloniale et néo-coloniale, tant sur place
qu’en métropole, leurs progrès sur la voie de la civilisation
seraient dus aux introductions menées par d’ingénieux étrangers. Les
Malgaches, bons élèves, auraient bien retenu les leçons prodiguées.
C’est ainsi que le riz serait venu grâce aux Arabes, que les
techniques de la métallurgie et l’élevage de la chèvre seraient
imputables aux Européens au XVIe siècle, que la canne à sucre et le
taro auraient été importés depuis la Réunion au XIXe,et que les
Français auraient introduitle coton en 1905. Abandonnons ce
catalogue de préjugés : les premiers Malgaches n’arrivèrent pas nus
et les mains nues dans le pays. Rien de tout cela ne leur était
inconnu.
Dans l’histoire de l’humanité, les
hommes se contentèrent longtemps de ce que la nature leur offrait.
Peu nombreux sur de vastes territoires, ils vécurent un véritable
âge d’abondance. Ils furent néanmoins conduits, non dans une seule
mais dans plusieurs régions du monde, à inventer l’agriculture à
laquelle l’idéologie — souvent marxisante — accorda une place
prépondérante dans l’évolution sociale. Par opposition à l’âge de
la pierre ancienne — le paléolithique -, on appelle cette période le
néolithique ou période de la pierre nouvelle, parce que l’outillage
de pierre (ou lithique) se modifia, les hommes passant de la pierre
taillée à la pierre polie, qui demandait plus de travail mais
rendait de meilleurs services. Mais il y eut plus, les modes de
vie changeant chez les peuples agriculteurs. Les Austronésiens,
quant à eux, furent les principaux agents de l’invention d’un
néolithique particulier dans la région du Sud-Est
asiatique.
La révolution du
néolithique ?
Il nous faut d’abord revenir sur
quelques idées fausses qui ont été largement diffusées depuis trois
quarts de siècle. Il s’agit de la “révolution néolithique” sur
laquelle préhistoriens et géographes écrivirent en
quantité. L’homme aurait donc inventé l’agriculture et, par voie
de conséquence mécanique, il se serait sédentarisé — fait
d'importance puisque la sédentarité, par opposition au nomadisme,
apparaît comme un élément fondamental de la “civilisation” selon le
modèle occidental — et aurait inventé la technique de la poterie ou
céramique, nécessaire à la conservation comme à la cuisson. Dans
la compréhension la plus fréquente du phénomène, et sur le modèle
politique de 1789 — celui de la “Révolution”, source de “progrès” -,
elle aurait eu lieu dans un endroit unique et, pour les avantages
qu’elle aurait procurés comme toute révolution, elle aurait été
diffusée dans le reste du monde pour le plus grand bien de celui-ci.
Le profond pessimisme social de l’époque voulait aussi que toute
innovation n’ait pu surgir que dans un seul lieu à partir duquel
elle aurait été diffusée. Aujourd’hui, l’on admet que cette
théorie du diffusionnisme n’explique pas toute l’histoire de
l’humanité. L’on ne refuse pas l’existence d’emprunts dans le
domaine culturel, mais l’on sait que la même invention ou des
inventions analogues ont pu voir le jour dans différentes parties du
monde. On est loin de la Révolution, événement unique qui
commande au monde. Pour les céréales, l’Afrique cultivait le mil il
y a 15 000 ans dans ce qui est aujourd’hui le Sahara. Plus tard, le
riz fut domestiqué dans le Sud-Est de l’Asie, le maïs en Amérique et
le blé entre l’Asie mineure et le Nord-Est de l’Inde. Les
découvertes archéologiques récentes, quant à elles, contraignent
aussi à abandonner l’idée du schéma mécanique de la “révolution
néolithique” et d’envisager désormais un long processus de
“néolithisation”. La sédentarisation n’est pas la conséquence de
l’agriculture. Elle lui est antérieure et est apparue chez des
peuples que l’on dit être des chasseurs-cueilleurs à qui les
conditions du milieu offraient en un, deux ou trois mois, de quoi se
nourrir toute l’année et qui avaient inventé les indispensables
techniques de conservation. L’importance du stock conservé
imposait en effet de créer un habitat proche du lieu de
conservation. Ce fut le cas, en Palestine, des cueilleurs de
céréales sauvages dont on a retrouvé les villages, celui, sur les
côtes américaines et asiatiques du Pacifique nord, des pêcheurs de
saumon qui restèrent sédentaires pendant des millénaires jusqu’à
l’époque contemporaine, sans jamais s’adonner à l’agriculture, et
celui de la période Jomon au Japon avec des cités de quelques
centaines ou de milliers de résidants. Quant aux techniques de la
céramique, c’est-à-dire de la cuisson de l’argile, elles étaient
connues des chasseurs-pêcheurs du Nord du Japon et des
chasseurs-cueilleurs de Palestine bien avant les débuts de
l’agriculture. En Palestine, elle n’avait pas, au départ, de but
utilitaire mais servait à fabriquer des images de divinités et à
satisfaire des besoins qui n’avaient rien de matériel. Il faut
donc se résoudre à abandonner les enseignements de nos instituteurs
et ne plus résumer la préhistoire à ce qui aurait été l’homme des
cavernes qu’une révolution transforme subitement en un homme
nouveau, le paysan.
Le riz : une
mauvaise herbe aquatique
A Formose dans la région
d’origine, les anciens Austronésiens pratiquaient l’horticulture. Ce
que l’on appelle ainsi, c’est un jardinage sur de petites surfaces,
alors que l’agriculture pratique une production de masse sur de
grandes étendues. Ils cultivaient, entre autres, des lentilles, de
petits haricots et des cucurbitacées. C’est par la suite qu’en
Asie du Sud-Est, ils passèrent à des techniques mettant en œuvre des
moyens plus importants. C’était une région très anciennement occupée
par l’homme, puisque la présence de pithécanthropes et de
paléanthropiens du type homme de Neandertal est attestée par des
ossements dans des sites de Java, mais assez mal connue pour
l’outillage paléolithique des premiers Homo sapiens qui y
vécurent. Ces derniers étaient des peuples noirs dont certains
indices donnent à penser avec vraisemblance qu’ils y pratiquaient
déjà une agriculture. Ce sont eux que les Austronésiens
rencontrèrent et assimilèrent dans leur établissement aux
Philippines et en Insulinde. Aux questions qui se posent sur le
passé de cette région, l’archéologie risque de ne pas trouver de
solutions pleinement satisfaisantes, puisque les parties basses
qu’occupèrent les hommes ont été submergées par la dernière
transgression marine et que l’archéologie sous-marine, qui étudie
les bateaux naufragés, n’aura pas avant longtemps les moyens d’y
localiser des habitats préhistoriques et d’y faire des fouilles en
stratigraphie fine. Dans la zone indo-pacifique qui fut l’un des
pôles de développement de l’Asie entre le IVe et le IIe millénaire
avant notre ère, l’on estime que, alors que l’horticulture
multipliait par bouturage — donc par clonage ! — le taro (Colocasia
antiquorum L.) en terre humide et l’igname (Dioscorea) en terre
sèche, l’agriculture n’apparaît vraiment que quand l’homme cultiva
ces plantes dans des milieux auxquels elles n’étaient pas
adaptées. Il inventa le drainage pour cultiver l’igname en terre
humide et l’irrigation pour le taro en terre sèche. La première
céréale cultivée semble bien avoir été le coïx ou larme de Job (Coix
lachryma Jobi L.) qu’il consommait après l’avoir pilé et réduit en
poudre et qui resta cultivé au Viêt-nam jusqu’au moment de la guerre
américaine. Le riz (Oryza sativa L.) n’intervient
qu’ensuite. L’homme domestiqua ce dernier qui n’était qu’une
mauvaise herbe aquatique des tarodières, et mit au point des
techniques différentes selon les possibilités qu’offraient les
ressources en eau. Par la suite, il l’adapta à la culture en terre
sèche. Il faut bien avoir présent à l’esprit le travail
d’observation et de sélection des grains à cultiver auquel se
livrèrent ces hommes, véritables ingénieurs agronomes. Quand les
céréales sauvages arrivent à maturité, leurs épis s’ouvrent très
vite pour disperser leurs grains et se reproduire. L’homme qui les
domestique et veut les ressemer doit choisir ceux qui donnent les
meilleurs rendements et ceux qui, par l’effet d’une fécondation
croisée dans le cas de la reproduction sexuée ou d’une différence
héréditaire accidentelle, ne reproduisent pas tout à fait la plante
mère — ceux dont les épis ne s’ouvrent pas sitôt arrivés à
maturité. Le défaut de la plante sauvage devient la qualité de la
plante cultivée. Il doit aussi les croiser avec d’autres variétés
domestiquées dans des régions voisines. Le travail d’échange de
semences entre les régions était favorisé par la tradition maritime
des Austronésiens qui circulaient dans tout ce monde de l’Asie du
Sud-Est insulaire et continentale, laquelle constitua l’un des
foyers de domestication des riz javanica, l’autre foyer étant les
terres du golfe du Bengale avec les indica. L’extension de la
culture du riz imposa aux formations politiques de la région la
nécessité d’une organisation complexe et relativement rigide. Il
fallait en effet créer des systèmes d’irrigation qui dépassaient les
possibilités des unités familiales et organiser la distribution de
l’eau à l’ensemble d’un terroir. L’idéologie y a vu la cause de ce
qui aurait été le “despotisme asiatique”. Cela reste à prouver. Mais
le riz ne fut pas la seule préoccupation des
Austronésiens.
La mise en valeur d’une
nature exceptionnelle
Grands connaisseurs du
milieu végétal de la région du globe la plus riche en plantes
utiles, ils collectèrent les ressources que leur offrait le milieu
naturel pour alimenter un commerce de plantes aromatiques,
condimentaires et médicinales, tant à destination de la Chine que de
l’Inde et de l’Ouest de l’océan Indien, c’est-à-dire dans le cadre
de la mondialisation de l’époque, la Méditerranée n’étant alors
qu’une lointaine périphérie pour cette économie-monde centrée sur
l’Insulinde. Dans cette région où les conditions climatiques
assurent des pluies et des températures favorables à la végétation
et où l’existence de saisons sèches et humides très contrastées est
propice au développement spontané de plantes emmagasinant, plus que
d’autres, des réserves à des moments déterminés de leur croissance,
ces ingénieurs agronomes avant la lettre découvrirent et procédèrent
à la domestication de celles de ces bonnes plantes endémiques qui
répondaient à leurs recherches. Beaucoup de ces plantes sont
toujours cultivées à l’heure actuelle et largement en dehors de leur
monde originel. Dans les forêts, ils coupèrent les arbres en
laissant ceux qui leur fournissaient les fruits, et créèrent ainsi
des vergers aménagés. Ils multiplièrent certains de ces arbres à
l’usage de la charpenterie marine et les diffusèrent dans la région,
mais y introduisirent aussi ceux qui avaient été domestiqués dans
les régions voisines. Si, entre autres, ils domestiquèrent
l’arbre à pain, le jacquier, le badamier qui fournit des amandes, de
nombreuses variétés de manguiers, le cocotier et d’autres variétés
de palmiers — fournissant du sucre, des bières après fermentation,
de la farine de sagou, du sel végétal, des noix comme la noix
d’arec, le bétel que l’on mastique ou encore des fibres pour cordage
-, ils introduisirent les différents agrumes (orangers, citronniers,
mandariniers, cédratiers…) provenant des vallées montagnardes
d’Indochine. Ils reconnurent évidemment l’intérêt de la canne à
sucre, mais aussi du gingembre, des indigotiers (Indigofera) qui
donnent la couleur bleue, des différents poivres, des clous du
giroflier, des noix du muscadier, des écorces du cannelier… Il ne
faudrait pas oublier le bananier qui, en botanique, est une herbe et
non un arbre, et dont une variété, l’abaca (Musa textilis) donne des
fibres textiles. La domestication d’un tel capital végétal ne
suffirait pas pour que l’on puisse parler pleinement de néolithique.
Il y faut aussi des animaux : ce sont ici le chien, la poule, le
canard, les oies, le porc et le buffle. Le chien fut ici comme
ailleurs l’animal domestiqué le plus anciennement et, en dehors des
islamisés, est souvent resté jusqu’à ce jour dans le Sud-Est
asiatique l’un des animaux préférés des sacrifices aux ancêtres et
un mets très apprécié que l’on achète sur les marchés. La
domestication du coq et de la poule est partie d’une espèce, Gallus
bankhiva, présente dans tout le Sud-Est asiatique. Domestiqué,
l’animal fut diffusé dans le reste du monde. Sans cette
domestication, Henri iv n’aurait pu formuler sa politique de la
poule au pot. Comme la poule, le porc devint un animal d’élevage
dès avant le Ve millénaire avant notre ère et fut, lui aussi,
emporté dans le Pacifique par les ancêtres des Océaniens ; il reste
un animal dont la consommation est recherchée chez les Austronésiens
qui ne sont pas convertis à l’islam. Seul le buffle dont les
oreilles furent souvent découpées par une marque de propriété, n’a
pas connu une grande diffusion après sa domestication. S’ils ne
semblent pas avoir inventé la métallurgie du cuivre et du fer, du
moins, par leurs contacts dans cette partie du monde, étaient-ils au
fait de leur existence et en avaient-ils adopté les
techniques. La métallurgie du bronze (alliage de cuivre et
d’étain) était déjà connue avant le IIe millénaire avant notre ère,
et celle du fer déjà répandue dans toute l’Asie du Sud-Est au Ve
siècle avant notre ère. Ils s’y procurèrent dans les centres
spécialisés certains objets de luxe comme les tambours de bronze de
Dông Son (Nord du Viêt-nam actuel), mais fabriquèrent aussi de beaux
vases et de superbes haches de cérémonie que l’on retrouve
aujourd’hui dans toute l’Insulinde. Quant au fer, il remplaça le
bronze dans beaucoup de ses applications utilitaires et son usage se
généralisa dans la première moitié du 1er millénaire avant notre
ère. L’apport des Austronésiens au patrimoine vivant de
l’humanité est donc précieux dans ses multiples aspects. Leurs
migrations les avaient déjà, en grande partie, diffusées dans le
Pacifique et l’océan Indien. Sans eux — et sans la nature qui leur
en a fourni les éléments premiers à travailler -, nous n’aurions ni
la canne à sucre de notre économie, ni les bananiers et les
cocotiers de nos jardins, ni le carry ti-jaque de notre table. Il
faut aussi en tirer la conclusion que les ancêtres des Malgaches qui
arrivèrent dans la Grande Ile n’étaient pas des primitifs. Ils
venaient d’un monde dont les hommes avaient fait un pôle de
développement depuis des millénaires.
Précision : dans le texte de dimanche dernier, en
lieu et place de “(…) la tradition maritime créée il y a 1 000
ans (…)”, il fallait lire “11 000 ans”.
Jean-Pierre
Domenichini et Bakoly D. Ramiaramanana
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L’origine de nos “plantes
utiles” Les plantes que nous trouvons sur les
marchés et retrouvons sur nos tables font en quelque sorte
partie de notre identité. Nous avons l’impression qu’elles
sont là, comme les hommes, de toute éternité. Il n’en est
rien. A l’origine, elles appartiennent toutes à des stocks
végétaux qui sont différents selon les continents et qui sont
d’autant plus riches que les conditions géographiques les
favorisent. De celles qui furent domestiquées, une partie fut
diffusée en fonction des déplacements qu’entreprirent les
hommes. Vers l’Europe qui nous paraît parfois source de
tout, les plantes domestiquées en Asie furent diffusées plus
ou moins rapidement de proche en proche, à commencer par
celles qui provenaient de régions tempérées. Les Romains ne
connurent jamais le taro, même si son nom de Colocasia
antiquorum, “colocase des Anciens”, parce que “scientifique”
est en latin. En revanche, ils connaissaient le pêcher qui,
originaire de Chine, leur était parvenu via la Perse et leur
fut donc la pomme persique (persica) ; par évolution du latin
au français, persica est devenu pêche. Certains emprunts ne
furent faits qu’au moment des croisades. C’est le cas de la
canne à sucre que les chrétiens nommèrent d'abord canamelle,
c’est-à-dire canne à miel. La culture du riz parvient en
Italie également dans la seconde partie du Moyen Âge. Plus
tard, ce fut le mûrier (Morus alba L.), quand les moyens de la
sériciculture parvinrent en Occident. Quant aux produits
qui nous paraissent propres à nos régions, c'est à partir du
XVIe siècle, après l’entrée de l’Amérique dans le circuit des
échanges mondiaux, que navigateurs et commerçants diffusèrent
beaucoup de plantes domestiquées par les Amérindiens, sans
oublier deux animaux de basse-cour : le canard de Barbarie qui
vient du Brésil et la dinde, d'abord appelée “poule
d’Inde”. Parmi les plantes les plus importantes, retenons,
outre la pomme de terre, la patate douce, le manioc, le maïs,
le cotonnier herbacé annuel (différent du cotonnier arbustif
d’Asie), l’arachide, l’ananas, la tomate, le tabac, le fruit
de la passion, le haricot ordinaire (Phaseolus vulgaris L.),
la noix de cajou, l’avocat, la pomme cannelle ou zate, la
papaye, la goyave, le cacaoyer. Au XVe siècle, avant
d'aller aux champs, nos ancêtres d'Anosy ne pouvaient rêver
d'un bon soso maïs pour changer du riz quotidien : ils en
ignoraient l'existence.
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