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En Imerina, des Vazimba aux
Andriana
Les “traditionistes” racontant
l’histoire de Madagascar et des sociétés qui la composent placent,
au temps des origines, une période vazimba (faha-vazimba) sur
laquelle, dans les Hautes Terres, enchaîna la période andriana. Mais
celle-ci ayant édicté la peine capitale pour qui se livrerait à la
louange de princes défunts, l’histoire des Vazimba en tant que
tels, ipso facto condamnée à la dépréciation et à l’oubli, n’a
souvent survécu qu’entre mythes et légendes, dont le traitement
erroné par des hommes de religion ou de science a donné lieu à des
développements tout aussi créateurs de mythes. On se prend à penser
que ceux-ci, plus encore que ceux de la tradition orale, risquent
fort, malgré les progrès d’ores et déjà séculaires de la recherche,
d’avoir la vie dure, quand on les voit assidûment entretenus
aujourd’hui par telles “chroniques historiques” de grande diffusion,
où l’on présente les Vazimba, sachant “déjà” tresser des fibres
végétales, mais vivant “encore” dans une totale ignorance et de
l’agriculture et de l’élevage et du tissage,
etc.
Tompon’ny razana «maîtres des
ancêtres», les Andriamanjaka, princes détenteurs d’un pouvoir
effectif, pouvaient souverainement décider que tel groupe ne pouvait
plus se réclamer de telle ascendance et donc bénéficier des droits
et privilèges qui en découlaient. Mais, dans les mémoires des
“traditionistes”, ils ne pouvaient effacer ce qui continuait d’être
transmis en privé et qui, transcrit au XXe siècle, permet à présent
de recouper l’histoire officielle. Ainsi a pu commencer d’émerger
des profondeurs de l’oubli l’histoire des Vazimba, dont les
croyances populaires constituèrent, au long des siècles, un ultime
rempart contre l’abolition. Invisibles pouvant hanter une source,
une rivière, un bosquet ou un rocher – ce qui les faisait parfois
assimiler à des esprits de la nature, subissant en cela le destin
des esprits des morts non seulement tombés dans l’anonymat, mais
qu’on ne pouvait pas non plus honorer auprès d’une sépulture –, les
Vazimba, anciens maîtres du pays, demeurent encore souvent des
objets de crainte, autant que d’espoir ou de reconnaissance,
s’exprimant au travers de dévotions «privées», personnelles ou
strictement familiales. Sans rien à voir avec l’incroyable
animisme imaginé par bien des missionnaires chrétiens – et que
certains, animés d’intolérance irrespectueuse, ont même brutalement
combattu en abattant, par exemple, un arbre sacré, ou en installant
un autel de la Vierge Marie sur le rocher d’une berge –, ces
invocations aux Vazimba ont généralement pour autels d’anciennes
sépultures, repérées à l’écart des lieux habités. Il faut dire qu’on
a pu voir ces autels augmenter en nombre, dans les temps difficiles,
s’adjoignant à l’occasion abusivement telle tombe ancienne mal
entretenue et dégradée, ou tel montjoie (tatao) de la croisée des
chemins, en pleine campagne. Mais l’erreur est somme toute
compréhensible quand on a pu voir un chercheur de terrain tenir a
priori pour tombe vazimba… un amoncellement de pierres hâtivement
édifié sur un sommet par l’Institut géographique national de la
période coloniale pour protéger un point géodésique ! D’autant que
l’on sait que, dans cette forme un peu particulière du culte des
ancêtres, la consécration d’un nouvel autel ne peut souvent reposer
que sur l’intime conviction des orants, pour la plupart des
campagnards, exceptionnellement privés d’une véritable assistance de
la tradition. Car, dans la tradition populaire de
l’Ankibon’Imerina ou “Cœur de l’Imerina”, very tantara, autrement
dit “perdus pour l’histoire” inscrite en un territoire, les Vazimba
n’étaient le plus souvent remémorés que comme une population
arriérée composée de nains, que caractérisaient non seulement leur
petite taille, mais aussi la difformité de leur tête et différents
traits ou comportements pouvant même parfois faire douter de leur
humanité. Cela dit, les citadins qu’on dit «évolués» et qui ont
pris l’habitude de se nourrir de la vulgarisation des acquis de la
science, étaient en général aussi mal lotis. En effet, partant de
certains éléments de cette tradition sous influence, l’étude
scientifique, s’emparant du thème des Vazimba dans les premiers
temps du contact culturel, en fit, pour ainsi dire consensuellement,
soit des chasseurs-cueilleurs continuant un mode de vie
préhistorique, soit un premier peuplement de Pygmées, possible
substrat d’origine africaine confortant la thèse des héritiers de
Lars Dahle et de Gabriel Ferrand.
Entre mythe et histoire Situation
surprenante, quand on sait que, rattachés à la même époque vazimba,
sont aussi évoqués par la tradition des géants inconscients de leurs
limites, tel le très populaire Rapeto qui tenta de décrocher la Lune
pour en faire le jouet de ses enfants ! Et ceux qui contaient ses
exploits, généralement plus raisonnables, n’éprouvaient aucune gêne
à présenter, dans la foulée, et la trace de ses pas de géant sur les
rochers, et le modeste édifice lui assurant une tombe à taille
humaine à Ambohimiangara. Que cette période n’ait pas été
seulement peuplée de nains mais aussi de géants, aurait dû conduire
à mieux réfléchir sur ce que représentaient ces hommes au lieu de
les rejeter tout uniment hors du champ historique dans le temps du
mythe ou de la légende, ou de se laisser emporter, dans la
reconstitution de l’histoire, par la dérive idéologique et la
politique coloniale à courte vue. De fait, à y regarder de plus
près, le géant Rapeto apparaît comme une sorte de héros de « chanson
de geste » s’inscrivant dans un paysage historique, puisque nous
sommes là dans le nord de l’Itasy, région quelque peu marginale de
l’Imerina mais qui semble avoir effectivement connu, dans un passé
fort lointain ne pouvant plus faire ombrage, une prospérité et un
rayonnement qui se sont traduits par une occupation de l’espace bien
plus importante que de nos jours, comme en témoignent les nombreux
sites à fossés où les phénomènes d’érosion – les fameux lavaka de la
géographie – ont été stabilisés et reconquis par la
végétation. Cette riche région dont le déclin ne paraît
aucunement lié à l’expansion du royaume merina, laquelle ne
l’atteignit que fin XVIIIe – début XIXe siècle, au temps
d’Andrianampoinimerina, pourrait bien avoir, en revanche, connu son
plein essor après l’installation des Vazimba ayant fui l’hégémonie
de leurs parents andriana à la suite de l’épisode de Fanongoavana,
lequel sonna l’entrée de la dynastie andriana dans l’histoire des
Hautes Terres. Confortées par les acquis de l’archéologie, les
traditions officielles enseignent que c’est au XIIIe siècle que les
andriana arrivèrent sur les Hautes Terres, et qu’ils réussirent à
accéder « à leur tour » à l’exercice du fanjakana. Une fois au
pouvoir, leurs historiographes, pourrait-on dire, fournirent
l’histoire qui convenait à ces nouveaux maîtres, mais que ne
cessèrent de bousculer et la culture vécue par le peuple agissant
sans discours et l’action de groupes nourris de traditions
particulières. L’espace qui s’étend d’Ambohidratrimoanala au nord et
Fanongoavana au sud, à l’orée de l’actuelle forêt de l’Est, à
Ambohidratrimo au nord et Ampandrana au sud, aux abords du
Betsimitatatra, exerçait un véritable pouvoir d’attraction, y
compris dans les régions périphériques de l’île, dont il n’était
donc pas coupé, comme on croit. L’on se souvient d’ailleurs, mais
sans pouvoir la situer dans les généalogies, d’Andriandrakova,
princesse zafiRaminia qui épousa un Vazimba.
Au cœur de l’histoire Du XIIe au XVe
siècle – au temps dit des Ratrimo, c’est-à-dire des « Honorables
puissants » ou, étymologiquement, des « Honorables tigres » –, le
lignage princier des « maîtres de la terre » qui est le mieux connu
et qui a la prééminence, est celui dont sont issus les Antehiroka.
Il semble bien que ce soit alors une confédération familiale dont
les membres, par le biais des héritages, contrôlent une véritable
mosaïque de terres, et qui reconnaît à chaque génération la
prépondérance de celui d’entre eux qu’appelaient aux fonctions de
Mpanjaka des règles de succession qui n’avaient pour défaut que
leurs exigences de patience de la part des héritiers
désignés. Montés de la côte Est, en partant de la région de
Maroantsetra dans le Nord-Est, et en ayant jalonné leur itinéraire
de sites à fossés dont se souvient encore la tradition zafimamy et
dont on a ponctuellement commencé l’étude archéologique, les
andriana purent s’installer grâce à des mariages avec des princesses
du groupe tompon-tany qui les avait précédés. Les tantara
présentent mythiquement ces mariages comme l’expression de la
suprématie du Ciel en situation de sanctionner les fautes de la
Terre : Andrianerinerina « Prince des plus hauts sommets », fils de
Dieu (Andriamanitra), étant descendu sur terre pour jouer avec les
terrestres Vazimba, n’aurait pu remonter chez son père par la faute
de ces derniers ; Dieu le leur imposa comme maître (tompo) et lui
envoya l’une de ses filles comme épouse. L’alliance avec le Ciel
aurait été renouvelée par son neveu, Andriamanjavona «prince des
brouillards», qui épousa Andriambavirano « Princesse des eaux », la
fille de son oncle Andrianerinerina, présentée elle aussi comme
célestielle. Pratiquement, si l’on sort de l’idéologie qui fait
des andriana des descendants de Dieu pour s’en rapporter aux
généalogies dynastiques, on constate que les mariages
d’Andrianerinerina avec Razafitrimomananitany et de son petit-fils
Andrianampongandanitra avec Rampananiambonitany donnent à leurs
enfants des droits sur la terre, comme l’indiquent les noms de leurs
mères. La volonté de rompre les liens de soumission à l’égard de
la belle-famille – situation récurrente dans toute l’Histoire de
Madagascar – explique que, à côté du fanjakana des princes vazimba,
se soit constitué celui des princes andriana. Renouvelant la
déclaration de fin d’allégeance d’Andrianerinerina se donnant
Kilonjy puis Anerinerina pour apanage, celle d’Andrianahitrahitra
dans la vieille cité vazimba de Fanongoavana, qu’il venait de
conquérir par les armes sur le Mpanjaka vazimba, son suzerain et
cousin, au sud de l’actuel lac de Mantasoa, est l’événement
considéré comme fondateur par la dynastie andriana. Mais la rupture
ne fut pas irrémédiable, comme le prouvent les nombreux
intermariages qui suivirent. La réconciliation qui fut le fait
d’Andrianampongandanitra, fut activement favorisée par les reines
vazimba, soucieuses d’assurer le pouvoir à leur descendance en
continuant de donner des épouses aux andriana. De cette histoire
de lutte pour le pouvoir, en un temps où le centre des Hautes Terres
n’était pas l’Imerina mais l’Ankova « Pays des Hova », on a
particulièrement retenu le Manjakahova pendant lequel des Hova, en
fonction de « Premier ministre » avant la lettre, détenaient
l’effectivité du pouvoir. Ce fut sous les règnes
d’Andriamboniravina et d’Andriamoraony qui permirent à Andriambaroa
d’abuser de son pouvoir en opprimant le peuple à son profit et au
profit des siens. L’on conserve, très présent jusqu’à ce jour dans
la mémoire populaire, l’idée que le fanjakan’i Baroa est synonyme
d’anarchie et de désordres. L’épisode légitima, d’une part,
l’exclusion des hova du pouvoir souverain et, d’autre part, le
pouvoir andriana comme seul pouvoir juste et souhaitable. Les Hautes
Terres de l’époque n’ignoraient pas le reste du monde. Elles étaient
en relations commerciales avec lui par les traitants
arabo-musulmans. En témoignent des produits de luxe comme les perles
de corail rouge de Méditerranée et les beaux céladons de Chine
exhumés par l’archéologie.
Vazimba et
Andriana en relation avec l’étranger En témoigne de
même le nom de Ramaitsoakanjo «Honorable Dame au canezou noir» –
grande princesse vazimba renommée pour un vêtement porté sur la côte
africaine et adopté avec son nom souahéli –, ou celui de
Ramasinanjomà «Honorable saint du vendredi» – ce roi vazimba d’un
temps où la semaine de sept jours était en usage et le vendredi
chargé du poids que lui avait donné le monde arabe. En
témoigneraient encore un certain nombre de mots, arabes à l’origine,
qui sont propres au parler d’Imerina et n’étaient pas
traditionnellement utilisés dans les autres parlers de l’île. Et
l’histoire des Zafimbazaha «Petits-enfants du traitant étranger»
rapporte toujours que le grand ancêtre, Andriambazaha «Prince des
traitants étrangers», avait épousé une princesse d’Ialamanga dont il
a eu une nombreuse postérité. Cette influence arabe dans l’Ankova
semble bien avoir été l’objet d’un important débat que sous-entend
le règlement par lequel Rangita, dernière reine vazimba, pensait
assurer sa succession par ses deux fils, Andriamanelo «Prince qui
dispose de l’usage de l’ombrelle (signe d’appartenance à l’ordre
andriana)» et Andriamananitany «Prince qui possède la terre».
Rangita décida que «le jeudi sera à Andriamanelo, le vendredi à
Andriamananitany», expliquant ensuite que les deux frères se
succéderaient dans l’exercice du fanjakana. Rangita désirait donc
qu’Andriamanelo soit pleinement Andriana, puisque, selon la coutume
établie, le jeudi était andron’Andriana «jour du prince» et que le
jeudi lui appartenait bien. Quant à Andriamananitany, ayant le
vendredi, déjà jour du Roi dans l’Ouest de Madagascar, et ayant le
droit le plus éminent sur la terre et notamment celui de la
transmettre, comme l’indiquait son nom (-mananitany), il serait à
l’origine d’une nouvelle dynastie. Voulant rompre avec la période
vazimba, Rangita utilisait les ressources que lui offraient les
nouveaux concepts pour mettre fin à une situation à laquelle seule
sa force de « tigresse » (son nom complet comportait l’élément
trimovavy) lui avait permis de faire face. Il n’en fut pas ainsi.
Le peuple s’y opposa en assassinant Andriamananitany. Néanmoins,
tout à fait au détriment du fanjakana vazimba, l’Imerina allait être
réalisée par le fils d’Andriamanelo – Ralambo créant l’Imerina aux
deux provinces (Imerina roa toko) – et la conquête d’Ialamanga par
son petit-fils, Andrianjaka, qui la nomma Antaninarivo tout en
inscrivant l’histoire du royaume dans un espace bien connu et en
reprenant l’essentiel de l’héritage. Quelque deux siècles plus
tard, le grand Andrianampoinimerina qui, faisant célébrer le culte
des ancêtres royaux, ne s’en tenait pas dans les invocations à
Rangita et Rafohy, reconnues sources de la dynastie d’Alasora, mais
incluait tous les rois vazimba de la « colline sacrée »
d’Ampandrana, fit le vœu d’être traité en Vazimba après son trépas.
Ce souhait, à l’évidence significatif mais passé jusqu’ici
inaperçu des spécialistes, nous préférons, quant à nous, nous
abstenir de l’interpréter jusqu’à plus ample information, ne
serait-ce que pour éviter le risque d’un retour au mythe…
Jean-Pierre
Domenichini et Bakoly D-Ramiaramanana
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Des rites funéraires
malgaches Pratiques de montagnards ayant gardé
le souvenir de la mer, les funérailles des Vazimba et des
Andriana qui leur ont succédé, s’inscrivent dans la tradition
des principautés des embouchures héritée du monde
austro-asiatique. Ainsi fut baptisé ranomasina – à la fois
«mer» et «eau consacrée» –, le lac où furent immergées, entre
Imeri-manjaka et Alasora, les lakana mifanarona ou doubles
pirogues emboîtées, qui reçurent les dépouilles mortelles des
reines vazimba Rangita et Rafohy, dont les «tombeaux» seraient
des cénotaphes. Et c’est encore en lakambola, pirogues
d’argent, que reposent en leur tombeau Andria-manjaka et
grands princes d’Imerina. Cependant, même en renonçant aux
sépultures aquatiques, ils conservèrent l’usage rituel de
leurs lacs funéraires, notamment pour les velirano ou serments
d’allégeance. Et il leur est même arrivé d’en créer de
nouveaux, comme Andriamasinavalona à Andohalo, quand dut être
remplacé celui d’Antsahatsiroa, creusé au temps d’Ialamanga,
en contrebas au nord-ouest du Rova. En effet, c’était à
l’ouest des cités, souvent à l’extérieur des fossés et
profitant d’un vallon perché, que les seigneurs des montagnes
aménageaient ces lacs recevant les eaux de sources d’altitude,
et qui pouvaient aussi servir à l’irrigation des rizières.
On connaît encore, par exemple, près d’Antananarivo, celui
d’Ambodia-kondro en contrebas d’Ambohibe, capitale des
Andriandranando, ou, plus loin vers l’est, celui
d’Ambohi-malazabe, désormais reconverti en rizières. Croyances
et pratiques ont parfois évolué. Ainsi, de tels lacs dont
l’usage équivalent à celui de l’alafady ou «bois tabou» est
encore attesté en plein XXe siècle, tant en Imerina qu’en
Imamo, servaient aux sépultures partielles des puissants
trépassés du lieu. Car, si rois et princes ne pouvaient
être transférés une fois « cachés », du moins leurs corps
faisaient-ils l’objet de soins préalables. Après les
cérémonies suivant immédiatement un décès, le corps était
éviscéré, séché et comme momifié. C’est le corps sec (faty
maina ou faty mena) que l’on «cachait», lors d’une importante
cérémonie – appelée fiefana à Andramasina –, et les sanies
étaient alors versées avec les viscères dans le lac, où elles
étaient censées donner naissance à une hydre, fanany de
réincarnation du défunt.
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