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Du temps de Darafify
Dans la chronologie que permet de
définir l’état actuel des connaissances – dans l’attente notamment
de nouveaux travaux d’archéologie et de sciences dont les
préoccupations sont tournées vers la période où l’homme était
présent dans la Grande Ile –, le temps des principautés des
embouchures est le plus long, s’étendant au moins sur une douzainede
siècles. La période suivante, que l’on fait commencer au 7e siècle
et s’achever à la fin du 11e siècle, marquée par les rivalités de la
marine austronésienne, plus que jamais active, et de la marine
musulmane, de plus en plus présente, bénéficie localement de plus de
sources. Aux données de l’archéologie entendue au sens large
s’ajoutent celles de la tradition orale, tant sous la forme de
l’histoire conservée par certains groupes que sous celles de
“légendes”, d’autant plus recevables que qui dit légende dit
implicitement fonds historique. Ce fonds, c’est à l’historien qu’il
appartient de le retrouver par une interprétation appropriée.
La période que nous appelons “temps
de Darafify” n’a que très exceptionnellement fait l’objet d’une
étude d’ensemble, une telle étude paraissant à beaucoup totalement
inconcevable. Or, il s’agit d’une période importante, car c’est elle
qui voit l’homme achevant son occupation de l’ensemble de l’île,
passant d’une attitude de prédation à celle d’un homme évoluant dans
un environnement naturel qui lui était de moins en moins étranger et
qu’il allait finir par investir jusque sur le plan
sentimental. Au début de son occupation de l’île, l’homme s’était
installé sur les côtes près des embouchures. Mais il semble bien que
telle fut, tout au long de l’histoire, l’attitude des nouveaux
arrivants. S’agissant de la période de Darafify, si rares
soient-elles, les fouilles archéologiques (ensemble d’Irodo dans le
Nord-Est, ensemble de la Manambovo dans le Sud) montrent des
populations pleinement installées sur la côte et ayant développé
diverses activités artisanales (cuillers taillées dans le turbo,
marmites et bols en chloritoschiste, marmites, jarres et bols à pied
en poterie, etc.). Mais l’installation aux embouchures n’était
que le prélude aux incursions dans l’intérieur, à la recherche des
fameuses “feuilles d’herbes”, bientôt suivies d’établissements de
moins en moins temporaires. Et c’est ce que montrent non seulement
l’existence de sites mixtes associant des restes d’animaux
subfossiles à des traces d’activités humaines, mais aussi certains
acquis de cette forme particulière d’archéologie qu’est la
palynologie, étude des pollens fossilisés au fond des lacs et des
tourbières. En effet, des seize sites à subfossiles déjà
recensés, quelques-uns de ceux qui ont été datés de façon absolue
montrent que l’homme n’était pas seulement présent sur les côtes
comme à Irodo-Tafiampatsa (début 8e - fin 9e siècle) ou à
Lamboharana (milieu 7e – début 9e siècle) entre Tuléar et Morondava,
mais qu’il avait aussi pénétré jusque loin dans l’intérieur comme à
Ampasambazimba (milieu 9e – milieu 10e siècle) sur les Hautes terres
centrales. Quant à la palynologie, qui avait déjà fait découvrir
cette plante d’origine asiatique introduite par l’homme qu’est le
chanvre (rongony, jamala), cultivé loin à l’intérieur des terres dès
350 av. J.-C. (à Tritrivakely, dans la région d’Antsirabe), les
résultats qu’elle a produits lors des carottages de Kavitaha (dans
l’Itasy) l’y montrent aussi présent que le ricin – introduit
d’Afrique –, et ce tout au long de la période de Darafify.
Des sites dans le Sud et sur les
Hautes terres
D’ailleurs, venant confirmer ces
premières données, les fouilles archéologiques nous font au moins
connaître des sites d’intérieur dans le Sud et sur les Hautes terres
centrales. Dans le premier cas, il s’agit de l’ensemble
Andranosoa-Mandan-Refilahatra et ses satellites. Situés sur la
Moyenne-Manambovo, près du confluent avec la rivière Andranosoa, ces
sites remontent à une période où se rencontraient encore sur les
lieux habités les diverses espèces de la faune subfossile et
appartiennent à la même culture de sites interfluviaux à enceintes
de pierre pratiquant l’élevage des bœufs et des moutons. Plus en
amont, dans la Haute-Manambovo, la région de Lambomaty fut, à la
même époque semble-t-il, le centre d’une intense activité
métallurgique (cuivre et fer). Quant aux Hautes terres
centrales, il faut au moins citer les fouilles d’Ambohimanana dans
la région d’Andramasina (à tout juste 20 km d’Antananarivo à vol
d’oiseau) – un site dont les datations absolues indiquent qu’il fut
créé au plus tard au Xe siècle, et qui est donc le plus ancien des
sites fouillés en Imerina. C’était, établi sur un sommet, un
habitat à fossé qui devint rapidement trop exigu : le premier fossé
fut comblé et un nouveau fossé étendit la surface disponible pour
ses habitants. Les produits des fouilles, notamment celle du fossé
comblé, montrent que l’on y consommait du bœuf (Bos taurus et Bos
indicus), du mouton et du potamochère, que l’on y travaillait le fer
et que l’on y menait une vie d’où, comme d’ailleurs à Andranosoa,
n’était pas absent un certain goût du luxe. Du centre ou de la
périphérie, les sites d’habitat de cette période qui ont fait
l’objet de fouilles méthodiques renvoient, quant à une part de leur
culture matérielle, au même monde, précédemment évoqué, qui associe
Madagascar et l’Afrique à l’Asie. C’est, par exemple, ce que
souligne le graphitage – sans fonction utilitaire apparente – de la
poterie, qui est un procédé qu’on ne retrouve, hors de Madagascar,
que sur certaines poteries d’Afrique orientale et méridionale, d’une
part, et sur celles de l’ancien Champa, dans le domaine
austronésien, de l’autre. Néanmoins, les relations avec la ou les
métropole(s) de l’Asie du Sud-Est, si elles n’avaient pas disparu,
avaient commencé à se distendre, à mesure que se développaient sur
place des organisations aussi complexes que celles que l’on peut
observer à propos d’Andranosoa/Mandan-dRefilahatra. Car, outre
qu’il se dessine en cette région tout un réseau de relations
économiques – sur lequel nous aurons à revenir –, les archéologues
ont solidement établi que les habitants d’Andranosoa appartenaient à
une organisation territoriale aux cérémonies rituelles de laquelle
participaient différentes agglomérations. Et il n’est pas exclu
que ce soit dès cette époque que les Malgaches situèrent dans la
Grande Ile le “grand nombril” (foibe) ou le “nombril de la terre”
(foiben’ny tany), ce lieu où leurs lointains parents d’Asie du
Sud-Est situaient l’endroit où les ancêtres célestes avaient posé le
pied pour la première fois et qui, dans leur géographie, devenait le
centre du monde. De fait, la tradition malgache a longtemps
retenu l’idée qu’autrefois, un seul royaume rassemblait l’île
entière. Si ce n’est l’idéalisation de la conception selon laquelle
les souverains étaient les maîtres de l’univers, peut-être est-ce le
souvenir d’un système où les principautés relevaient toutes d’une
même thalassocratie. Quoi qu’il en soit, la tradition orale se
souvient, d’une part, d’un ensemble qui, dans l’Est du pays, allait
du cap d’Ambre à Fort-Dauphin (Taolañaro), et, d’autre part, dans le
Sud-Ouest de l’île, d’une grande unité politique à propos de
laquelle on peut signaler par ailleurs qu’un géographe musulman du
Xe siècle l’a présentée sous l’autorité d’un Hova. Ce fut
l’“époque des Géants” et un temps d’expansion. Pour l’Est, le mieux
connu de ces géants était Darafify. Que les textes qui rapportent
leurs exploits aient été reçus par la critique comme des contes et
de simples œuvres d’imagination et de divertissement, ne doit pas
nous tromper. Pour les anciens à Madagascar, il s’agissait de
tantara, c’est-à-dire de récits historiques, et c’est comme tels
qu’il nous faut les interpréter. Car, de même que la nanification
fut employée pour entériner une condamnation politique à l’oubli –
nous y reviendrons –, de même la géantification fut-elle employée,
dans le cas des Darafify – et donc aussi de leurs adversaires –,
pour immortaliser des groupes qui furent si prestigieux que nombre
de traditions locales se sont efforcées d’en garder la
mémoire. De même, concernant le Sud-Ouest, était tantara, malgré
ses aspects merveilleux, le cycle de Tsimamangafalahy, dont le héros
est un jeune prince dépossédé qui réussit à reconquérir son statut
en combattant ses oncles maternels, lesquels se trouvaient à la tête
d’une principauté sur la côte africaine. Ce que l’on sait des
anciens groupes dirigeants, soit grâce à certains tantara comme
celui des Ravoaimena Andriamanavanana du Sud-Est, soit grâce à
l’analyse des fonctions religieuses comme celles des Antevinany du
Nord-Est, montre bien que la culture dans son ensemble restait
profondément austronésienne. Les preuves ne manquent pas. Ainsi
voit-on Rasoabe et Rasoamasay, les deux sœurs qu’épouse Darafify,
bénéficier à leur mort d’une sépulture aquatique dans deux grands
lacs qui se trouvent entre Toamasina et Brickaville – la première
épouse étant dans le lac du nord pour marquer sa supériorité sur la
seconde, immergée dans le lac du sud. Quant à l’histoire de
Tsimamangafalahy, on peut en retenir qu’à la mort de ses deux
oncles, il leur sacrifiera un chien : c’était encore le sacrifice
par excellence, comme il l’est toujours en Insulinde, dans certaines
régions qui n’ont pas été islamisées. Les tantara font aussi
état des conflits politiques auxquels furent mêlés ces grands
hommes. C’est ainsi que l’on y voit que si Tsimamangafalahy évolue
dans un monde qui défend les valeurs des ancêtres et vise à
restaurer un pouvoir légitime, Darafify, en revanche, joue de la
tradition pour s’imposer aux anciens pouvoirs, en surenchérissant
parfois sur les anciens interdits. Les tantara nous apprennent
qu’il vainquit une confédération princière symbolisée par une hydre
géante (fanany) dans laquelle étaient censées résider les âmes des
anciens princes. De même rabaissa-t-il les représentants
d’autres dynasties du Sud-Est en profanant les sépultures
aquatiques, dans un geste qui semble bien trahir ses attaches hors
du monde austronésien. Encore que le fait soit rare, nous ne sommes
pas les premiers à reconnaître en Darafify un personnage historique.
C’est ainsi qu’on a vu Grandidier essayer de le situer en
interprétant son nom malgache, et en le recevant comme signifiant
“(L’homme) aux joues couleur de datte”.
Adaptation au contexte
international
En sachant que dara, qui désigne le
dattier en tant qu’arbre par excellence dans une région où la datte
est une nourriture essentielle, est un nom d’origine persane, on
peut être tenté de dire que Darafify était persan, mais peut-être ne
faut-il pas aller jusque là. Ce qui est sûr, ce sont deux choses.
Tout d’abord, c’est que c’est vers la fin du 1er millénaire que le
contexte international commence à connaître, dans la grande région
qui nous concerne, des changements d’importance (propagation de
l’islam et expansion du monde musulman, révoltes serviles de
Basse-Mésopotamie, attaque de Qambalou en 845 par des Malgaches et
des Austronésiens d’Asie du Sud-Est, massacre des musulmans de
Canton en 878, fermeture des détroits entre mer de Chine et Océan
Indien par Srivijaya, etc.) qui allaient se répercuter sur les pays
riverains, dont évidemment Madagascar. Ensuite, c’est que
diverses données relatives à cette période font apparaître que la
Grande Ile avait alors commencé à entretenir des relations avec les
pays riverains du Golfe Persique. C’est ainsi que tous les sites
archéologiques maritimes ou ayant un débouché sur la mer recèlent
des traces de ces relations, des tessons de poterie importée de la
zone arabo-persane au travail du chloritoschiste sans doute emprunté
à la tradition artisanale persane. Cela n’est évidemment pas pour
surprendre quand on sait que le Golfe Persique avait pris la place
de la mer Rouge, condamnée par le ralentissement des échanges avec
la Méditerranée ; mais on comprend du même coup pourquoi se
produisit un certain changement de vocabulaire dans le domaine
traditionnel de l’exportation des aromates, épices et
simples. Ainsi, si la cannelle demeura un produit-phare de ce
commerce, ses vieux noms d’origine austronésienne de hazomanitra et
de hazomamy se virent adjoindre celui de darasiny dérivant de la
dénomination en usage sur le marché persan, laquelle signifiait
“bois de Chine” ou “porte de Chine”. A s’en rapporter aux noms
dont furent baptisés les héros du “cycle de Darafify” (Darafify,
Darafely, Darofipy, Fatrapaitanana), loin de s’en tenir à de tels
changements de dénomination, l’adaptation du commerce extérieur
malgache au nouveau marché alla jusqu’à la promotion des produits
qui y étaient particulièrement recherchés. Tel fut notamment le
cas pour les différentes variétés de poivre sauvage que les
spécialistes identifièrent plus tard comme étant “la vraie Cubèbe
des Arabes” et dont les Arabo-persans furent d’abord les grands
consommateurs, avant d’en être des réexportateurs ; toutes y
reçurent des noms tels que voamperifery, tsimperifery, darafilofilo
renvoyant à l’indo-européen pipali. Il faut de même relever que,
dans un monde où l’information circulait apparemment fort bien, les
Malgaches surent parfaitement saisir les opportunités, comme
lorsqu’ils se mirent à produire du sucre en quantité, dans le
Sud-Est. Ce pour l’exporter quand éclatèrent les révoltes serviles
dans les plantations de Basse-Mésopotamie au IXe siècle. Cela
dit, les commerçants de la Grande Ile n’avaient nullement cessé de
s’inscrire dans le réseau austronésien, et malgré la fermeture du
détroit de Malacca - qui était principalement dirigée contre leurs
partenaires arabo-persans -, ils parvenaient eux-mêmes à exporter
normalement vers la Chine, qui était le plus grand marché de
l’époque. C’est ainsi que celui-ci fut très probablement la
destination de la fonte et de l’acier produits par les
métallurgistes de la vallée de Lambomaty dans le sud de
l’île. Intégrée au trafic international, Madagascar en subissait
forcément les aléas et le commerce extérieur n’engendrait pas une
prospérité constante. Cependant, le pays ayant déjà développé un
marché intérieur, les marchands ne se trouvaient pas automatiquement
démunis quand se produisait un repli du commerce international. Les
traditions transmises par certains manuscrits arabico-malgaches
soulignent que leur attention trouvait, en de tels cas, à se porter
notamment sur l’élevage bovin, qui était déjà la principale source
de richesse et de prestige dans le pays.
Jean-Pierre
Domenichini et Bakoly D-Ramiaramanana
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L’homme et les subfossiles On a
longtemps pensé que l’homme était arrivé dans un pays couvert
de forêts et qu’avec le feu, il était entièrement responsable
de l’apparition des steppes et savanes, qui couvrent
maintenant la plupart des régions de Madagascar. Ensuite,
s’ajoutant à cette modification de l’environnement, la chasse
aurait conduit à la disparition des grands oiseaux coureurs
(vorompatra), des hippopotames nains (lalomena) et des grands
lémuriens qui, en l’absence de grands carnassiers, n’avaient
pas encore appris à se mettre à l’abri. Mais les études
récentes de palynologie – cette forme particulière
d’archéologie de la vie végétale qui permet aujourd’hui de
mieux comprendre les rapports que l’homme a entretenus avec
l’environnement naturel – montrent que c’est bien avant
l’arrivée de l’homme que les changements climatiques avaient
été favorables à des feux naturels, durant les périodes
sèches. Il existait déjà à son arrivée, du moins dans
l’Ouest et le Moyen-Ouest, de grandes formations herbacées et
des formations végétales qui s’étaient adaptées au feu. Et
comme le donne à entendre la paléontologie, archéologie de la
vie animale et végétale, la disparition de ces animaux fut
seulement accélérée par les activités humaines. De fait, à ce
qu’on sait, l’extinction des vertébrés subfossiles qui
s’acheva au 10e siècle, commença il y a 3 000 ans et connut
deux maxima : l’un il y a 2 000 ans, l’autre il y a 1 200 ans,
c’est-à-dire, d’une part, dans les derniers siècles du 1er du
millénaire avant notre ère et, d’autre part, à la fin du
millénaire suivant. Comme le donnent à entendre les sources
méditerranéennes et comme le confirme la présence des pollens
de cannabis, l’homme était présent dès le premier pic.
Ensuite, c’est le développement de ses activités, culture sur
brûlis et élevage, qui l'a amené à modifier l’environnement.
S’agissant de l’élevage, on a pu évoquer le rôle de la
chèvre, animal qui détruit assez rapidement le milieu végétal
où il broute ; mais en fait, ce rôle n’a pas dû être
important, étant donné que son élevage était réservé aux
Grands. En revanche, quoiqu’il paisse encore souvent dans les
forêts claires, le bœuf a pu avoir, dès cette époque, un rôle
important dans la destruction car le développement de son
élevage a nécessité l’extension des pâturages, entraînant
défrichements et feux de brousse annuels pour provoquer la
repousse des herbages.
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