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Dans le Sud et le Sud-Ouest
Fin XXe siècle – mais depuis quand
? –, les paysans du Sud et du Sud-Ouest profonds, amenés à se
définir, le faisaient facilement en commençant par déclarer : «
Izahay Malagasy – Nous les Malgaches ». Source de mauvaise
interprétation chez le chercheur étranger, tenté de comprendre «
Nous, les habitants de Madagascar », ce nous exclusif (« izahay –
nous, de notre groupe, sans vous à qui nous parlons ») créait une
certaine gêne chez les chercheurs nationaux, qui croyaient avoir
affaire à l’opposition classique entre « nous les ruraux demeurés
fidèles aux valeurs ancestrales » et « vous les citadins qui avez
adopté les valeurs étrangères ». De fait, l’identité « malagasy »
qui était alors mise en avant, sans une ombre d’animosité, était
celle des habitants d’une région qui, à l’ouest du Mandrare,
comprend l’Androy et le Mahafale et s’étend jusqu’au Mangoky au
nord-ouest. Et, en présence de la diversité des formations
politiques et sociales léguées par l’histoire, la question est de
savoir comment a pu se forger et se maintenir une telle
identité.
Reconnus pour berceau de la
première de ces dynasties maroseraña, dont on sait l’importance dans
l’histoire de l’unification de l’île, le Sud et le Sud-Ouest de
Madagascar créent encore la surprise quand on apprend que « Gasy »,
abréviation de « Malagasy », peut être, en Androy, un nom personnel
ou patronymique, ou que se dire « Malagasy », du côté d’Ampanihy,
peut être affirmation d’une identité régionale et non de l’identité
nationale. C’est que très rares sont ceux qui ont connaissance de
l’existence du pays « malagasy » où prennent sens de tels faits et
dont il importe d’essayer de dégager les caractères historiques.
Quoique la région de Fort-Dauphin en soit à l’évidence exclue
aujourd’hui, l’on peut se demander si elle ne faisait pas partie au
17e siècle du pays « malagasy », quand les Portugais pensaient
décrire le royaume de Mitacassi et que les Français pensaient
fréquenter des Madégasses ou des Malégasses. Et ce d’autant plus
que, comme en Anosy, les princes de toute cette région se trouvaient
être des roandria(na) et que l’on n’y était pas non plus sans savoir
situer les ontsoa dans la société (cf. la relique Vozoñontsoa).
La région, débordant sur une partie de l’Anosy (entre Mandrare
et Ranopiso), forme une unité naturelle au même climat subaride
souffrant des mêmes maux climatiques, mais dotée d’une végétation
unique au monde faisant les délices des botanistes. Elle possède
aussi une unité culturelle ancienne maintenue entre tradition
malgache et contact avec l’extérieur et ayant, dans le cadre de la
tradition, effectué une véritable révolution.
L’unité de la région Le premier
caractère de cette unité réside dans la langue, car presque toute la
région, y compris l’Anosy du 17e siècle, parle une forme de malgache
très conservatrice des anciennes formes phonétiques austronésiennes,
disant, par exemple, lily « décision », talily « histoire, souvenir
» et valy « épouse » là où le malgache classique et les parlers de
la Côte Est disent didy, tadidy et vady. Il faut cependant
remarquer que les frontières de l’atlas linguistique ne
correspondent pas à celles des formations politiques ultérieures,
puisque les Bara de l’Ouest qui parlent cette forme régionale sont
dits Bara mikaty par les Bara dont le parler appartient à la zone
centrale et orientale. Outre la prononciation, la région
présente une certaine unité lexicale disant, par exemple, ondaty «
homme » au lieu de olona, olo ou ona. Et comme nahoda « notable,
commandant de bateau » et saraña « équipage » qui furent empruntés
au persan, ou sahiry « barde, poète » qui le fut à l’arabe, certains
mots témoignent des anciennes relations que la région avait eu avec
des partenaires commerciaux de l’océan Indien – tout comme en
témoigne cette défense d’éléphant trouvée en pays mahafale et ne
pouvant provenir que d’Afrique. Aussi significative que la
langue, la disposition de l’habitat souligne l’unité de la région.
On sait en effet que, partout à Madagascar comme en Asie, l’homme
dispose sa maison en fonction des orientations cardinales pour vivre
en harmonie avec l’univers et bénéficier des bienfaits du hasina ou
hasy qui le vivifie. Par rapport au centre du monde, chaque fois
identifié à la maison du maître du rituel assurant les relations
avec l’au-delà, le modèle originel définit deux axes : le premier –
celui des actes rituels – orienté est-ouest, et le second – celui
des actes de la vie sociale – orienté nord-sud. C’est le modèle
le plus courant dans l’île. En pays malagasy cependant, la
valorisation du second axe a été renversée, sans modifier le
premier. Et le pouvoir est au sud, au lieu d’être au nord, tandis
que l’obéissance ou la soumission est au nord, au lieu d’être au
sud. C’est ainsi que, dans un village, l’espace s’organise par
rapport à la demeure du chef de famille et, dans une cité, par
rapport à celle du roi ou du prince. Les habitations sont alors
disposées au nord et à l’ouest en fonction de l’aînesse et du statut
familial et social. Ce renversement, qui n’a pas touché
l’organisation intérieure ou privée des maisons, concerne la vie
publique et donne son identité visible au pouvoir. Dans les cités
royales ou princières où la Maison du roi ou du prince comporte des
serviteurs-courtisans, les habitations de ceux-ci restent au sud de
celles de leurs maîtres comme dans le modèle initial, car il s’agit
là du domaine privé du détenteur du pouvoir politique. Cette
modification de l’espace public qui laissa intact l’espace privé,
est la trace visible d’une véritable révolution politique et montre
bien que les sociétés traditionnelles n’étaient pas enfermées dans
un corset de traditions les contraignant à la seule répétition du
passé. Elles pouvaient inventer et réussir de véritables
révolutions.
La société et les
cicatrices de l’histoire Pas plus qu’ailleurs dans
l’île, on ne trouve ici de récit sur les temps les plus anciens –
qui sont les temps Moedo dans l’Onilahy –, mais du moins croit-on
que sur le plateau calcaire mahafale vivent les chèvres noires des
Tambahoaka, esprits des anciens princes des embouchures qui,
aujourd’hui encore, gratifient ceux qu’ils en estiment dignes. Le
souvenir des formations politiques s’étant succédées dans le pays
est en tout cas conservé dans la structure sociale. Si, par exemple,
on se situe en Mahafale entre la Linta au sud et l’Onilahy au nord,
on constate l’existence, au 19e siècle à l’époque maroseraña, d’une
hiérarchie qui, au dessus d’un « petit peuple » vohitse ou «
roturiers » composé de clans dont l’histoire n’a pas été faite et
n’est peut-être pas faisable, pose trois statuts : tout d’abord des
renetane « mères de la terre et du peuple » qui y sont aussi des
vohitse, ensuite des renelime « cinq mères » qui sont des roandria
formant une aristocratie, et enfin des mpanjaka du lignage
royal. Présentée comme la création de la dernière dynastie, cette
hiérarchie est en fait le produit d’une histoire beaucoup plus
longue : toujours provisoire dans l’ancienne société, le statut des
personnes et des groupes sociaux était soumis aux principes de la
hiérarchie mobile. Ainsi, si le petit peuple est sans doute composé
des autochtones les plus anciens, les statuts de Renetane, Renelime
et Mpanjaka correspondent très probablement à trois périodes
successives. Il est fort douteux que la période renetane ait précédé
des formations politiques complexes, car les Renetane connus sont
des groupes privilégiés dont beaucoup sont issus d’alliances avec
des familles autrefois gouvernantes. Avec les Renelime, les
conceptions deviennent plus claires. C’est une période où, malgré
les contacts avec le Moyen-Orient, la place de la femme et le
principe de matrilinéarité restent importants, comme on le voit dans
les noms des grands groupes. Quand il s’installe en pays mahafale
et épouse deux filles renetane des Tevondroñe – dont la grande
ancêtre autochtone s’appelait Volamaka avec cette référence à La
Mecque déjà rencontrée –, le roandria fondateur, Andriantsomangy,
apparaît bien comme un prince souverain : il érige un hazomanga «
bois illustre » comme poteau rituel des relations avec l’au-delà et
confectionne des hazolahy, tambours royaux qui vont toujours par
paire. La tradition dit que, de ses deux femmes, il eut trois
garçons et trois filles. L’une de ses filles épousa Andriambalovato
et donna naissance à Andriamaroseraña. Les cinq autres enfants, quel
que soit leur sexe, sont à l’origine des cinq groupes renelime : les
Andriambato, les Andrianaivo, les Andriantsilelike, les
Nombetsaohetse et les Antalaotse qui, comme en Anosy, formèrent une
confédération princière, en laquelle un primus inter pares avait
sans doute la prééminence sur les autres. On retrouve ici le
modèle ancien de l’Andriambahoaka du centre de la terre et des
quatre Andriambahoaka des points cardinaux. Et le caractère
austronésien apparaît aussi dans le fait que, d’une part, le
fondateur, Andriantsomangy, chassait le sanglier et que, d’autre
part, l’Antalaotse Tehab‡, qui épousa l’une des filles et dont les
ancêtres devaient être des gens de mer, avait quitté son groupe
d’origine, car il refusait la pratique du jeûne. Comme ailleurs
d’autres détenteurs d’un pouvoir royal ou seigneurial, les Renelime
n’avaient en principe pas d’esclaves mais des serviteurs recrutés
parmi leurs sujets libres (ndaty mpanoko). Les progrès de
l’idéologie patrilinéaire qui allait triompher, provoquèrent
toutefois des conflits : présentés dès lors comme anak’ampela, les
descendants des deux filles d’Andriantsomangy virent leurs droits
contestés, ce qui affaiblit la confédération favorisant
l’intervention des mpanjaka maroseraña de la
Menarandra.
La royauté
maroseraña
L’histoire orale explicite affirme
l’unité d’origine des dynasties qui gouvernèrent la région malagasy.
C’est ainsi que l’une des traditions mahafale présente Zafiramonia
sic d’Anosy, Zafimanely d’Ibara,
Zafindravola de Masikoro, Andriamanare d’Androy et Maroseraña de
Mahafale comme les descendants d’Andriankoantane, dont le nom évoque
l’idée d’un Prince de la mer qui se serait décidé à s’établir sur la
terre ferme (an-tane). Dans ce texte, après l’enterrement du
père, deux des fils, l’aîné Andriamanare « Prince qui met de l’ordre
dans le chaos » et le benjamin Andriamandraha « Prince qui crée de
grandes choses », vont révéler leur différence. Partis vers le sud,
ils chassèrent un matin, dit la tradition, et tuèrent un sanglier.
Le benjamin laissa à son aîné et à ses gens l’animal et repartit à
la chasse. Quand il revint le soir avec un sanglier déjà cuit, les
gens de son aîné n’avaient même pas réussi à faire du feu. Même
les femmes avaient en vain essayé de faire du feu et avaient les
mains en sang d’avoir actionné les bois du briquet, alors qu’en
voyage, les femmes laissent le soin de la cuisine aux hommes.
Andriamandraha offrit de partager sans attendre le second sanglier
et, prenant un briquet, obtint immédiatement du feu et mit du riz à
cuire. Mais, honteux, l’aîné ne put manger. Outre qu’il valorise
Andriamandraha et ses descendants du Mahafale aux dépens
d’Andriamanare et des siens, ce récit indique un conflit apparemment
difficile à résoudre, celui de l’interdit du porc et du sanglier
introduit par l’influence arabe. Dans le fil de la tradition
austronésienne, il attribue une position sans équivoque à
Andriamandraha et donne aux Andriamanare une histoire justificative
qui occulte l’influence étrangère en Androy. Les mpanjaka
descendants d’Andriamandraha créèrent le royaume de la Linta, puis
de la Menarandra après que les Karimbola eurent été repoussé au delà
du fleuve devenant frontière. Ils développèrent leur pouvoir en
s’appuyant, dans son organisation, sur des groupes de
serviteurs-courtisans, les Folohazomanga et les Valohazomanga, des
fidèles du souverain dotés de terres et de bœufs. Les
Folohazomanga accueillent parmi eux tous les volontaires, esclaves
fugitifs ou autres, et forment l’armée et la police du royaume.
Quant aux Valohazomanga, ce sont des hommes libres qui forment
l’appareil d’État aussi bien comme conseillers que comme ritualistes
: invocation des ancêtres royaux sous leur nom posthume ou fitahina
commençant par Andria- et finissant par –arivo, funérailles des
mpanjaka, garde des reliques ainsi que de la nécropole royale
d’Ankirikirike cachée dans une forêt près de la capitale Firangà.
Les souverains définirent, dans le royaume de la Menarandra, une
politique de succession apparemment en ligne patrilinéaire, les fils
héritant de leur père. Mais les femmes n’étaient pas réellement
écartées, car seuls les garçons kine – c’est-à-dire dont la mère
était elle-même de statut royal – se trouvaient admis à la
succession. Et les mariages avec des dames roandria (roakemba) des
principautés voisines, renelime comprises, préparaient
l’installation de certains membres du groupe mpanjaka. C’est ainsi
que de Renefantsoro, fille d’Andriantsomangy, Andriambalovato eut un
fils, Andriamaroseraña, et qu’Andriamiha, l’un de ses descendants à
la quatrième génération, s’installa dans l’Onilahy. Il n’y arriva
pas seul, mais notamment avec des Valohazomanga et des
Folohazomanga. Mais l’importance de cet appareil d’État ne doit pas
faire croire à l’installation d’un pouvoir absolu et totalement
nouveau. Le roi maroseraña s’entoura de conseillers représentant les
groupes importants qui étaient déjà présents. C’est ainsi qu’en
devenant ziva des Maroserana et en leur donnant des masondrano, les
Tañalaña de la plaine côtière qui contrôlaient la baie de
Saint-Augustin, leur ouvrirent-ils l’accès au contrôle du commerce
maritime. Et de même, en donnant des rañitr’ampanjaka, les Renelime
qui n’étaient plus les premiers ni plus vraiment les maîtres de
l’Onilahy (tompon’Onilahy), ne perdirent-ils en revanche ni leur
statut de roandria, ni les symboles du pouvoir souverain, tels que
les hazolahy, qu’ils détenaient jusqu’alors. Les Maroseraña
n’avaient au demeurant rien de totalitaire. Ainsi les descendants
d’Andriantsilelike ou Teafo qui refusèrent de se soumettre,
conservèrent-ils leur indépendance, micro-État installé au milieu du
royaume. Modèle sage, dans ces «conquêtes», l’adhésion et
l’allégeance des hommes étaient préférées à la soumission forcée.
C’est une sagesse que l’on retrouvera ailleurs. Mais aussi succès
des valeurs de l’ancienne culture malgache – ces valeurs dans
lesquelles, à bien d’autres époques, le peuple mettra encore sa
confiance.
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Une question de
reliques L’installation maroseraña dans
l’Onilahy, domaine de leurs oncles maternels renelime, se
heurta à l’irréductible résistance des Andriantsilelike ou
Teafo, l’un des cinq groupes renelime. Ce groupe très
conservateur des anciennes conceptions invoque, lors des
sacrifices au hazomanga, non seulement les grands ancêtres
masculins mais aussi, après ces derniers, les grandes dames
(roakemba) de son ascendance. Comme les hommes, ces dames ont
reçu des noms posthumes qui, quant à eux, se terminent tous
par -vola. Les Teafo se disent descendre des anciens grands
rois de l’Onilahy et présentent toujours leur maître du rituel
comme un grand roi (mpanjaka bey am-bata’e). Comme nombre de
dynasties princières et comme les Maroseraña, ils conservaient
les reliques de leurs ancêtres royaux – ce qui garantissait à
la fois leur légitimité et la protection de leurs
institutions. Après un combat avec les Maroseraña, les
Teafo confectionnèrent la relique Loso avec les os de la main
d’un jeune prince maroseraña, et les Maroseraña firent de même
la relique Vozoñontsoa avec l’os de la nuque d’un jeune Teafo.
Menées par des intermédiaires renelime, des tractations eurent
ensuite lieu entre les deux parties pour le retour à la paix,
mais l’échange des reliques n’a jamais abouti, ni non plus la
réconciliation. Sûrs du fait qu’elle leur assurait
l’invincibilité contre les Maroseraña, les Teafo rendent un
culte à la relique Loso. Un responsable teafo la conserve dans
un lieu sacré tenu secret en pleine forêt et, par le biais de
la possession, transmet ses messages. Quant aux
Maroseraña, ils ont longtemps honoré Vozoñontsoa “Nuque d’un
honorable homme du peuple” et ont donné ce nom à leur
principal hazomanga. La légitimité du pouvoir maroseraña se
voulait donc aussi assurée par la possession d’une relique
représentant les anciens maîtres de l’Onilahy. Sans les
formes requises par le droit le plus courant, tout s’est passé
comme si la confection de Vozoñontsoa équivalait à une
succession d’États.
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