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Les Antemoro dans le sud-est
Dans la discussion concernant
l’impulsion que les Arabo-musulmans, en tant que tels,auraient
donnéeà la formation de royaumesdans la Grande Ile, les ZafiRaminia,
trop bien inscrits dans la tradition austronésienne, ne peuvent
avoir tenu le rôle qui leur fut dévolu. Il pourrait ne pas en
être de même des Antemoro, dont l’inscription dans le monde
arabo-musulman est à ce point reconnue que le nom de Ramaka,
“Honorable Mecquois”, en est venu, en proverbe, à désignertout
Antemoro. Aujourd’hui dans toute l’île, ils ont la réputation de
posséder des pouvoirs hors du commun et leurs ombiasy sont censés
détenirun savoir leurpermettant à la fois de prédire l’avenir, de
conseiller efficacement dans les affaires difficiles et d’être
d’excellents guérisseurs. Spécialistes du rituel, ils seraient les
meilleurs fournisseursen toute prestation devant faire appel à
l’au-delà. Et dans le passé, partant du pays antemoro, ils
auraient parcouru toute l’île et seraient devenus les
conseillers politiques d’ambitieux qu’ils auraient initiés à des
idées nouvelles.

Situé au sud de Manakara, sur la
côte sud-est, le pays antemoro ou Imoro est centré sur l’embouchure
de la Matatàna. Il comprend, en amont vers l’ouest, la majeure
partie du bassin versant de ce fleuve et de ses affluents. Son
importance dans l’histoire découle de ce que la région passe pour
avoir été la tête de pont d’une influence arabo-musulmane, que
certains commentateurs du 20e siècle ont certes largement amplifiée
mais qui, loin d’avoir été imaginaire, a laissé des traces
évidentes. L’histoire recherchant d’abord des documents écrits,
ce qui a fait la renommée du pays antemoro, ce sont ses manuscrits,
les fandraka, écrits en caractères arabes (sora-be, “grande
écriture”) adaptés à la phonétique malgache et contenant différents
extraits du Coran. Le papier (satary) et une encre noire assez
épaisse (heboro) étaient fabriqués sur place. Et les scribes
(katibo) écrivaient avec un kalamo taillé dans du bambou. A la
vérité, une telle écriture et de tels manuscrits existaient et
existent toujours dans d’autres régions : sur toute la côte
nord-ouest et dans les pays antambahoaka et antanosy. Mais en
Imoro, les Anakara en ont fait la base de leur autorité, notamment
en fabriquant des talismans (talasimo) comportant des textes écrits,
surtout ésotériques, et en étant le groupe d’origine de nombreux
ombiasy.
De l’héritage
arabo-musulman
On ne saurait mettre en doute la
présence, sinon d’Arabes, du moins d’arabophones et d’islamisés dans
les dernières migrations ayant atteint la Matatàna, car au moins
jusqu’au 20e siècle la connaissance et la pratique de l’arabe - en
fait d’un arabe phonétiquement malgachisé - se sont maintenues chez
les Anakara. Cet arabe, qui n’était pas parlé comme une langue
maternelle, faisait l’objet d’un enseignement aux adolescents du
groupe, mais en excluant les jeunes filles. De plus, il existe dans
le dialecte de la région - et particulièrement dans le parler des
groupes dirigeants qui se donnent une ascendance arabe - un lexique
d’origine arabe numériquement important et relevant essentiellement
du domaine du symbolique et du culturel, mais en allant jusqu’à une
forte emprise sur le vécu quotidien comme dans le cas de la division
du temps en semaines de sept jours, dont chaque jour reçut son nom
de l’arabe. De même venaient de l’arabe le vocabulaire du
zodiaque et celui, ésotérique, de l’astrologie et de la divination
qu’utilisent les ombiasy et qui fut, au moins partiellement, diffusé
dans toute l’île. Mais il faut aussitôt relever que, d’une part,
cet héritage linguistique ne remonte pas qu’aux derniers arrivés en
provenance du Moyen-Orient, et que, d’autre part, la langue courante
est un dialecte malgache, comme on doit normalement s’y attendre
dans une situation où le groupe migrant était essentiellement
composé d’hommes qui épousèrent des femmes du pays. D’ailleurs, le
vocabulaire des activités féminines ne comporte aucun mot d’origine
arabe. Postérieures aux arrivées des ZafiRaminia au 12e siècle,
celles des ancêtres arabo-musulmans dont on se réclame dans la
Matatàna peuvent être situées au 14e-15e siècle et y sont reçues
comme ayant constitué les dernières vagues d’immigration dans la
région. De fait, les manuscrits font arriver simultanément à
Iharana ou Eharambazaha - le Vohémar d’aujourd’hui - les immigrants
conduits par Ramakararo, ancêtre des Anteony, et ceux conduits par
Alitavaratra, ancêtre des Anakara. Ces derniers s’installèrent
d’abord à Iharana, cependant que Ramakararo et sa suite de trente
migrants poursuivaient leur exploration de la côte est et décidaient
de s’implanter à Matatàna.
Querelle de
primauté et de légitimité
Par la suite,
Alitavaratra et les siens quittèrent aussi Iharana. Avec son bœuf
Valalanampy, il fit la même exploration de la côte mais poursuivit
jusque dans le Menabe dans l’Ouest, avant de revenir dans la
Matatàna, en laissant son frère Andriakafihy Somela dans la région
de l’Anosy en “pierre d’attente” pour une éventuelle
installation. Le récit de ces deux voyages ressemble étonnamment
à celui du Raminia de Ravalarivo, non seulement dans le mouvement
général - car Raminia serait aussi passé par Iharana où il aurait
laissé, quant à lui, les Zanak’Onjatsy, dont certains seront
néanmoins les premiers à arriver dans la Matatàna -, mais aussi dans
le détail : tant de la fonction de Valalanampy que du sort réservé
aux kafiry antevandrika, mofia et masihanaka lors de la traversée
vers Madagascar. Ce n’est ici ni le lieu ni le moment d’essayer
de départager Raminia, Ramakararo et Alitavaratra, et ce d’autant
plus que tout ceci semble bien à mettre en relation avec une
querelle de primauté et de légitimité. D’ailleurs, toute cette
côte était connue des navigateurs arabes à partir de Iharana où il y
avait, particulièrement florissant du 13e au 15e siècle - comme
l’atteste l’archéologie -, un établissement d’islamisés adonnés au
commerce, en exportant, par exemple, des objets de chloritoschiste
vers Quiloa en Afrique de l’Est. Il y a même un routier du 15e
siècle qui localise les ports malgaches fréquentés par la marine
arabe dans la période immédiatement précédente. S’agissant des
ZafiRaminia et des Anteony, la réalité et l’ancienneté de leur
rivalité sont au demeurant attestées par diverses traditions. Ainsi,
à s’en rapporter à certaines d’entre elles, Ramakararo s’installant
dans la Matatàna avec sa petite suite, arrivait dans un pays où les
ZafiRaminia faisaient partie des groupes dirigeants, mais il prit
femme dans le groupe de plus faible prestige des Onjatsy, immigrés
d’assez fraîche date à l’époque. Et il existe par ailleurs,
soulignant cette “infériorité” de Ramakararo, une tradition
zafiRaminia selon laquelle celui-ci était le fils de Ravahinia, sœur
de Raminia, qui épousa un chef local de la Matatàna. Mais à cette
tradition zafiRaminia répond une tradition anteony selon laquelle
Ravahinia aurait été l’épouse de Ramosamary, petit-fils de
Ramakararo et père de Ramarohalaña, lequel serait en fait le
véritable fondateur de la dynastie anteony. Quant à Flacourt, il
nous apprend même qu’à un moment, les descendants de Ramakararo
exterminèrent tous les hommes adultes zafiRaminia de la Matatàna, ne
laissant subsister que les femmes et les enfants. Quoi qu’il en
soit, il paraît bien établi que ce fut avec l’appui des Onjatsy, qui
en acquirent du prestige auprès des Anteony, que se fit
l’installation de Ramakararo à Ambohabe, sur la côte au nord de
l’estuaire de la Matatàna. C’est grâce à des mariages, d’abord
avec des femmes onjatsy, ensuite avec des femmes issues de groupes
locaux dominants, que put s’effectuer l’intégration des nouveaux
arrivants dans la société malgache. La pérennisation de leur
établissement nécessitant la disposition d’un important patrimoine
foncier, il convient de souligner d’emblée que les enfants issus des
mariages mixtes, s’ils étaient arabes pour leurs pères, restaient
malgaches pour leurs familles maternelles ; ainsi reçurent-ils, soit
par don soit par héritage, des terres de leurs oncles
maternels. Cela dit, il faut encore noter que dans une société
qui avait déjà pour principe de ne pas vendre de terre à des
étrangers, Ralivoaziry, fils de Ramakararo et père de Ramosamary, en
aurait exceptionnellement obtenue du roi de Siranambato (l’actuelle
Evato) pour avoir, par des prières en arabe, délivré le pays de
l’hydre marine à sept têtes (fananimpitoloha) qui le
dévorait. Cette hydre étant le développement final des fanany
dans lesquels résidaient l’esprit des anciens rois, on comprend que
les musulmans aient combattu ce qui leur apparaissait comme des
superstitions. Mais on ne peut que s’interroger sur ce que
supposerait un tel geste du roi de Siranambato. Comme le
suggèrent son nom d’“Honorable aux nombreuses rizières” et les
alliances matrimoniales qui lui donnèrent symboliquement douze
enfants, Ramarohalaña, le fondateur de la dynastie des Anteony qui
portait le titre d’andrianony, paraît bien intégré dans la société
malgache et fut d’ailleurs, depuis l’arrivée des siens à Madagascar,
le premier à y avoir son tombeau. De son vivant, il plaça trois
de ses fils dans les marches du pays, notamment sur l’Ambahive et la
moyenne Matatàna. A sa mort, un autre de ses fils, Andriatomambe,
prit sa succession et s’installa à Evato qui restera capitale du
royaume, comme elle l’avait été du temps du royaume de tradition
austronésienne qui aurait agréé et récompensé les services de
Ralivoaziry.
Un royaume arabo-musulman
?
La question se pose alors de savoir si, à défaut
d’avoir été le premier royaume que l’on ait connu dans l’île, celui
de Ramarohalaña s’était effectivement distingué en tant que royaume
arabo-musulman ayant créé un modèle ultérieurement suivi en d’autres
régions. D’entrée, on doit constater que Flacourt, rapportant
l’existence d’un prosélytisme religieux et d’écoles coraniques dans
la Matatàna au 17e siècle, avait été induit en erreur. Au contraire,
le système mis en place utilise l’arabité et l’appartenance au monde
musulman comme des privilèges à préserver. L’opposition, qui est
à la base de la société antemoro et permet de comprendre l’épisode
des kafiry traîtreusement jetés à la mer pour alléger le bateau, est
celle qui existe entre musulmans et païens, entre silamo et kafiry.
Si maintenant on fait abstraction des bouleversements survenus
au 19e siècle, on pourrait se contenter de dire que, sur la base de
cette opposition entre silamo et kafiry fut créée dans la Matatàna
une société essentiellement composée de trois rangs hiérarchiques
comportant eux-mêmes des subdivisions : un premier rang
aristocratique, celui du lignage royal des Anteony “Gens du fleuve”,
un second rang aristocratique, celui des Antalaotra “Gens de la mer”
aux fonctions religieuses comportant notamment les Zafitsimeto et
les Anakara, et un rang roturier comprenant l“ensemble des
Fañarivoana, à la fois ”ceux dont on fait les arivo, c’est-à-dire le
peuple“ et ”ceux dont on tire les richesses“, et que les deux
premiers rangs, par le privilège du sombily, ont notamment réussi à
spolier du droit traditionnel de sacrifier les animaux destinés à sa
nourriture. A ces trois rangs formant la société politique, il
convient d’ajouter, mais hors système, d’une part, les dépendants,
prisonniers de guerre ou enfants de serviteurs, et d’autre part, les
Antevolo, véritables parias des Antemoro. Dans un tel contexte,
on ne peut s’étonner de ce qu’y aient été suivies, en matière de
mariage, des règles strictement conformes au principe hiérarchique.
Dans un rang donné, un homme pouvait prendre femme à l’intérieur du
rang - c’est ce que faisaient en général les Anakara - ou prendre
femme dans un rang inférieur. Les alliances en sens inverse
étaient interdites, notamment le mariage entre un Fañarivoana et une
Anteony. Mais comme les Anteony avaient mis en œuvre une stratégie
de mariage avec les clans fañarivoana les plus puissants, ceux-ci
souffraient d’être contraints de donner des femmes sans pouvoir en
espérer en retour. Quant aux alliances avec les dépendants ou les
Antevolo, elles n’étaient tout simplement pas
envisageables. S’agissant du domaine des institutions, la
séparation entre fonction politique et fonction religieuse constitue
la grande nouveauté. Alors que la culture malgache traditionnelle
fait des souverains des rois-dieux ou des rois-prêtres en attente
d’être divinisés, la construction antemoro ne laisse aux rois que le
gouvernement des hommes et remet aux Antalaotra tout ce qui concerne
les relations avec l’au-delà et la surnature. Qui plus est, alors
qu’il est d’usage que toute nouvelle dynastie réserve des fonctions
rituelles à l’ancien lignage royal, en lui reconnaissant notamment
le privilège essentiel des inaugurations (manantatra), l’attribution
du sacré aux seuls Antalaotra constitue en soi un écrasement total
des anciens groupes dirigeants et une rupture absolue avec la
conception traditionnelle de l’évolution historique. Bref, une
situation qui, en principe, ne pouvait durer et, d’ailleurs, n’a pu
durer puisqu’elle fut violemment interrompue à la fin du 19e siècle
par la célèbre révolte des Ampanabaka, nourrie de tout un souvenir
historique. De fait, déjà la situation décrite plus haut n’avait
pu s’instaurer comme par un coup de baguette magique. Et les
descendants des Grands de l’époque antérieure qui furent confondus
avec les roturiers, se souvenaient non seulement que leurs ancêtres
avaient donné des femmes et des terres aux Arabes et que, comme
Ontsoa ou en d’autres fonctions, ils avaient pris part aux décisions
politiques dans les premiers temps du nouveau royaume, mais aussi
qu’ils avaient été auparavant les maîtres du pays. Quant à
l’ensemble des Fanarivoana, les Arabo-musulmans et leurs descendants
n’ont pu aussi radicalement changer leurs conceptions. C’est ainsi
qu’ils continuèrent à employer les anciens symboles du pouvoir
royal, la conque marine (antsiva) et les tambours jumeaux
(hazolahy). Si l’andrianony antemoro n’avait plus de fonctions
religieuses, c’est toujours lui que le peuple tenait pour
responsable des catastrophes naturelles. Inversement, car les
changements ne furent pas à sens unique, on vit les descendants de
Ramakararo et d’Alitavaratra adapter leur calendrier lunaire au
calendrier solaire qui rythmait toujours la vie
agricole. Métamorphose étonnante, ils ne priaient plus tournés
vers La Mecque mais vers l’Est et le Zanahary malgache. De vrai, le
supposé prestige de la culture étrangère n’avait pas définitivement
vaincu la culture malgache qui, en revanche, avait grandement
assimilé les immigrants.
Jean-Pierre
Domenichini et Bakoly-D Ramiaramanana
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Un espace territorial bien
malgache De son origine austronésienne où
l’homme est un élément du cosmos, la culture malgache tient
une valorisation des orientations cardinales. Sur un plan
terrestre, l’Est est la direction des ancêtres, de la vie et
du sacré, l’Ouest celle du profane et de la mort, le Nord
celle du commandement et du pouvoir, le Sud celle de la
soumission et de l’obéissance. Quant au Centre, c’est, sur
le plan vertical, le point de départ de la relation avec le
ciel et l’au-delà. Si l’on prend la Basse Matatàna, force est
de constater que le royaume antemoro n’a guère innové en la
matière, s’étant plutôt coulé dans les vêtements de la période
antérieure. A partir d’Andriatomambe, le centre du royaume
est à Evato sur la rive nord de la Matatàna. C’est là que
résident l’andrianony et ses proches, ainsi que les
Antatanzona, sa force armée, et les Antampasana pour le
service mortuaire. En ce domaine, la nouvelle coutume a
rompu avec l’ancienne, car auparavant, les lieux de sépulture
étaient éloignés à l’est des lieux d’habitation et, pour
Evato, il aurait dû se trouver du côté d’Ambohabe dans la
forêt en bord de mer. Autour d’Evato, sur la rive gauche du
fleuve, sont les cités des Antalaotra, innovation créant une
protection sacrée de l’andrianony. Il est à remarquer que les
Andriatsimaito ou Zafitsimeto qui ont la science des choses de
la terre, sont à Savàna et à l’est en position d’ancêtres,
sinon des andrianony du moins des Anakara - la divination
selon les Zafitsimeto étant antérieure à celle de l’astrologie
et de l’écrit. Quant aux Anakara, ils résident à Vatomasina
au bord du fleuve à l’ouest d’Evato dans une direction
dépréciée. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que si cette place leur
a été assignée, c’est pour qu’ils soient éblouis par le soleil
s’ils attaquaient Evato au petit matin ? Les relations
Andrianony / Anakara ne furent pas toujours au beau
fixe. Les villages de la rive droite sont dans une position
d’infériorité par rapport au nord. Au sud-est d’Evato se
trouve Onjatsy dans la position d’ancêtres avec qui la parenté
a été rompue. Au sud-ouest, les cités des Fañarivoana occupent
la place réservée au peuple soumis. Mais juste en face
d’Evato, quoique au sud, la cité antevolo d’Antanantsara se
dresse elle aussi au centre du royaume. Exclus du corps
social, ce groupe aristocratique des anciens temps conserve
par son premier lieu de résidence le souvenir de sa grandeur
passée. |
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