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Le modèle Antanosy
Dans son ensemble peuplée à partir
de l’Asie du Sud-Est austronésienne – mais d’abord austro-asiatique
–, Madagascar, inscrite dans le mouvement du commerce maritime de
l’océan Indien, est restée ouverte au long des siècles à
l’immigration de groupes ayant à la fois su profiter des règles
d’hospitalité de ses habitants, et faire agréer la part profitable
et assimilable de leurs apports matériels et culturels. Les
historiens peuvent ainsi faire appel à des sources variées, à la
condition toutefois de trouver à franchir barrières de langue et
d’écriture – ce qui n’est pas des plus aisés, vu la diversité
culturelle des nouveaux venus avant leur assimilation. Pour les
francophones cependant, l’obstacle est moins grand à partir du XVIIe
siècle, grâce notamment à Flacourt qui, malgré ses imprécisions et
ses contradictions, donne assez bien à percevoir ce que fut, en son
temps, l’organisation sociale et politique de l’Anosy,
historiquement la première région de l’Ile où, de façon certaine, un
prince se soit donné pour “roi de
Madagascar”.
En Anosy comme ailleurs dans l’île,
la dernière dynastie – ici celle des ZafiRaminia – a occulté
l’histoire antérieure pour assurer sa légitimité. Le pays antanosy a
donc, en particulier avec les Kimosy – littéralement « Petits
cochons » ou « Petits chanvres » –, ses populations « préhistoriques
» que des traits culturels, tels que l’importance du chien et du
sanglier, inscrivent dans le même monde austronésien que leurs
successeurs, mais qui furent, au moins en partie, marginalisées et
mythiquement nanifiées. De même a été gommé le souvenir des
relations avec l’extérieur que rappelle la tranovato ou « maison de
pierre », seul vestige architectural ancien qui, avec les produits
des fouilles archéologiques attestant une occupation dès le XIe
siècle au moins, y témoigne des relations durablement entretenues
tant avec les régions qui travaillaient le chloritoschiste qu’avec
les réseaux commerciaux qui, du XIIIe au XVe siècle, importèrent des
céladons chinois.
Blancs et Noirs
dans l’ancienne société de l’Anosy Quand y
débarqua Flacourt, en 1648, l’Anosy, avec pour capitale Fanjahira,
était sous le règne de l’Andriambahoaka Andriandramaka, fils
d’Andriantsiambany – ce roi dont le faste avait tant impressionné
les Portugais en 1613. Et on était alors, en raison même de
l’irruption de l’Europe, dans une période charnière où se donnent
aussi bien à saisir des traits essentiels hérités du passé que
l’amorce de transformations qu’on ne trouvera achevées que bien plus
tard et en d’autres régions. Etant né dans une société d’ordres,
Flacourt a mieux compris la nature des « conditions » ou « états »
de la société antanosy que nombre de ses lecteurs d’aujourd’hui.
Mais ayant écrit dans la perspective de la prise du pouvoir exercé
par l’Andriambahoaka, et d’une prise de possession au nom du roi de
France, il n’a pas toujours été sans gauchir les faits
rapportés. Cela étant, analysant un texte roandriana, Flacourt
est certes plus ethnologue que lorsqu’il raconte des événements dont
il fut acteur ; mais l’information des grands Roandriana lui tenant
souvent lieu de vérité, et l’absolutisme monarchique triomphant
alors en Europe, il reste prisonnier de la conception occidentale de
la hiérarchie. C’est ainsi que, sans doute poussé en ce sens par les
manipulations idéologiques des Roandriana, il donne l’impression que
le groupe social des « Blancs (Fotsy) », hiérarchisés en Roandriana,
Anakandriana et Onjatsy se donnant tous une origine mecquoise – mais
nous avons déjà vu ce qu’il en était –, formerait en son ensemble un
groupe dirigeant au-dessus du groupe social des « Noirs (Mainty) »,
eux-mêmes hiérarchisés en Voajiry, Lohavohitra et Ontsoa, auquel se
rattacheraient aussi – début d’un amalgame qu’on trouvera repris et
développé ailleurs –, les Ondeves ou « esclaves ». Or, même les
Roandriana, en élaborant le récit étiologique de la création des
hommes qui, dans leur esprit – et Flacourt le souligne –,
fournissait une justification religieuse à la hiérarchie ayant
finalement placé au sommet nombre de « Blancs » – donnés pour nés
d’une femme issue de la cervelle d’Adam pour les Roandriana, de son
cou pour les Anakandriana –, avaient déjà été contraints
d’introduire une nuance de taille en plaçant les Voajiry,
prétendument issus de l’épaule droite, au-dessus des Onjatsy, qui
l’auraient été de la gauche. En fait, quand on tient compte
d’informations laissées éparses par Flacourt, on voit bien que les
Voajiry étaient très nettement au-dessus des Onjatsy et qu’il
existait en Anosy – l’une « blanche » et l’autre « noire », bien
qu’il s’agisse déjà de couleurs sociologiques – deux hiérarchies
parallèles des hommes et des terres, que seule explique l’histoire
de l’intégration des ZafiRaminia dans les institutions d’un royaume
ayant préexisté à leur arrivée et comporté une catégorie hors
système politique formée des ondevo. Descendants des anciens
princes écartés du groupe souverain, les Voajiry demeuraient, dit
ailleurs Flacourt, les « Maîtres de la Terre » et grands seigneurs
contrôlant plusieurs villages, voire toute une région comme celle de
la Manantenina, où ils étaient politiquement et rituellement – en
fait, c’est la même chose – autonomes ou, comme on dit en malgache,
mahavita tena. Et le véritable pouvoir restait entre leurs mains,
car, si le roi et nombre de Grands étaient des ZafiRaminia,
c’étaient les Voajiry qui les désignaient. D’autre part, outre
qu’ils détenaient – avec quelques Lohavohitra, seigneurs de bien
moindre importance – l’exclusivité de certaines fonctions
essentielles de l’appareil d’Etat, ils conservaient – ainsi
d’ailleurs que les Lohavohitra, semble-t-il – le droit du sombily,
c’est-à-dire celui de « couper la gorge aux bêtes qui leur
appartenaient, à leurs sujets et à leurs esclaves ». En l’absence de
Roandriana ou d’Anakandriana cependant, à en croire Flacourt ; mais
cela ne devait guère être un obstacle à l’exercice de leur droit,
puisque les terres de statut « noir » ne comportaient pas de
présence « blanche » permanente. Quant aux ZafiRaminia – ces
Austronésiens de culture patrilinéaire peut-être effectivement venus
du Nord de Sumatra (Ramni) et de teint généralement plus clair que
ceux qui étaient venus, plusieurs siècles avant eux, des Etats
gouvernés par des Noirs comme le Champa –, les enfants qu’ils eurent
des mariages avec des dames andriana du pays, ils les considéraient
comme ZafiRaminia, alors que leurs familles maternelles de culture
matrilinéaire les regardaient comme leurs et andriana héritant en
cela des droits de leurs mères. C’est ainsi que les ZafiRaminia
investirent le groupe andriana, formant le groupe Roandriana
maintenu distinct par des mariages endogames – et surtout par le
fanambadiana amy troky, analogue au mariage lova tsy mifindra « qui
conserve l’héritage » des Hautes Terres –, cependant que, par la
poursuite des mariages avec les autochtones, ils « blanchissaient »
le groupe anakandriana « enfant d’andriana », qui existait déjà
auparavant. Cela ne fit évidemment pas perdre leurs droits à ceux
des parents de leurs mères qui avaient hérité de droits
seigneuriaux. Et peut-être est-ce même au rôle qu’ils tenaient dans
l’administration du royaume que ceux-ci devaient le titre de Voajiry
alors d’usage fréquent sur les rives de l’Océan Indien.Quoi qu’il en
soit, il faut souligner que l’état de « Blanc » n’impliquait
nullement une position dominante, puisque les Onjatsy étaient «
pêcheurs pour la plupart et gardiens des cimetières des Grands ».
Quant aux simples sujets du royaume d’avant les ZafiRaminia demeurés
en place, ce sont des Ontsoa, des « hommes de bien » : défendant le
principe hiérarchique, la société traditionnelle malgache qui,
historiquement, a longtemps privilégié le noir au détriment du
blanc, n’usait de toute façon pas du mépris pour qualifier le
peuple, dont elle reconnaissait et la fonction et toute la dignité
humaine. Pour elle, le peuple n’était jamais la
populace.
La royauté
d’Andriandramaka La personne royale a hérité des
caractères de ses prédécesseurs d’avant les ZafiRaminia en Anosy.
Encore désignée comme Ompiandriana – littéralement « Homme prenant
habituellement la mer et dont on peut faire l’Andriana »,
c’est-à-dire le Prince ou le Roi –, elle est principalement
Andriambahoaka « Prince du peuple de l’embouchure / des embouchures
». Lorsqu’au décès d’Andriantsiambany, les Voajiry choisirent son
fils cadet Andriandramaka comme roi, sans doute était-ce en partie
pour son expérience du monde extérieur. En effet, en 1613, les
Portugais avaient obtenu d’Andriantsiambany d’emmener son fils aîné,
Andrianjerivao « Prince de la pensée nouvelle », pour faire son
éducation. Au dernier moment, Andriantsiambany s’étant rétracté, les
Portugais avaient enlevé le fils cadet – « pieux » enlèvement sans
doute – et l’avait conduit à Goa en Inde où, pendant deux ans, ils
l’avaient éduqué pour le préparer à être, selon leurs conceptions,
le premier roi chrétien de Madagascar, afin de réussir la conversion
de la Grande Ile et d’y favoriser leur propre position. Ce jeune
prince dont ils soulignèrent l’intelligence, revint donc en son
pays, maîtrisant l’alphabet latin comme son père l’arabe et parlant
portugais, baptisé sous le nom de Dom André de Sahavedra et filleul
du vice-roi de Portugal en Inde. Mais Dom André déçut ses maîtres,
car, sans oublier ce qu’il avait appris, il redevint Andriandramaka
« Prince honorable mecquois » valorisant, dit-on, la culture et les
croyances de son peuple. Néanmoins, ayant succédé à son père, il
renonça, semble-t-il, à la souveraineté universelle de ses ancêtres
et, premier connu à avoir revendiqué ce titre, se voulut « roi de
Madagascar ». De fait, Flacourt qui, quant à lui, n’était
nullement gêné d’avoir été nommé de France « Commandant Général de
l’île de Madagascar », relevait que le pouvoir effectif
d’Andriandramaka se limitait au pays d’Anosy, tout en admettant que,
« sans lui être sujets », les rois de la moitié sud de l’île « lui
portaient honneur et respect comme à un Grand Prince ». Mais si
Andriandramaka n’était vraiment, comme le dit Flacourt, que le « roi
de la province de Carcanossi », du moins faut-il retenir que son «
autorité » s’étendait bien au delà, d’ailleurs confortée sans doute
par la présence zafiRaminia en d’autres régions – notamment au long
de la côte Est et sur les Hautes Terres. Eut-il ou non l’intention
de faire l’unité politique de l’île en poussant les avantages acquis
dans le Sud ? On ne le saura jamais, mais l’eût-il voulu que
l’intrusion de la France l’en eût empêché. Pour son peuple, en
tout cas, il était toujours l’Andriambahoaka, et, dans le rang
roandriana lui-même, il n’était que le premier parmi des égaux,
partageant son caractère divin avec les autres Princes qui, comme
lui, initiaient les grands rituels. Et, soit dit en passant, on
devine, dans cette forme d’égalité assumée par les Roandriana, le
germe des idées « républicaines » qui écloront plus tard dans
l’espace social antanosy. Quant aux Portugais et à Flacourt, ils
s’étaient trompés sur la nature de son pouvoir qui n’avait rien
d’absolu. Le roi d’Anosy, quoique roi-dieu en son royaume et,
pour le Sud de l’île, roi-magicien détenant un savoir
arabo-musulman, ne pouvait disposer et modifier les conventions et
lois fondamentales liées à la terre (masin-tane), ni intervenir dans
le pouvoir politique des chefs de famille (masim-po). Outre la
gestion de sa grande famille, il ne pouvait vraiment décider
(masin-dily) que dans les situations d’exception, en tant que grand
juge appelé à arbitrer dans les différends graves opposant ses
sujets. Et on voit bien les limites de son pouvoir dans le fait
qu’il ne lui était pas loisible de se constituer une armée d’hommes
qu’il aurait achetés et qui lui auraient appartenu en propre en tant
qu’ondevo lui devant stricte obéissance. C’est là un point que
Flacourt souligne indirectement en énumérant la liste de ceux qui
pouvaient en avoir et parmi lesquels ne figurent pas les Roandriana.
Ceux-ci avaient pour serviteurs et sujets des hommes de l’un ou
l’autre état, mais qui ne leur appartenaient pas. Et à s’en
rapporter à ce qu’on observe en d’autres régions de Madagascar,
cette disposition, en mettant le groupe royal sous le contrôle de
ses sujets, tendait bien à limiter sa puissance effective, car
l’appel aux armes n’étant pas en définitive de son ressort,
demeurant simple Grand ou devenant Roi, aucun Roandriana n’avait pu
établir un système de domination concentrant en ses seules mains
tous les pouvoirs. Et moins que tout autre Andriandramaka,
confronté, peu après l’arrivée de Pronis, aux entreprises françaises
poussées jusqu’à sa mort programmée et au delà, et qui, de son
aventure portugaise, avait déjà principalement retenu la relativité
des croyances humaines, en venant même à douter de la réalité de sa
nature divine et de l’efficace des pratiques de ses ombiasy,
efficacité politique exceptée. Tel qu’il apparut, à l’arrivée de
Flacourt, l’Anosy était donc un royaume aux nombreux espaces libres,
qui avait su concilier tradition d’ouverture et respect de
l’héritage historique. Et si tentés qu’ils aient pu être de se
prévaloir de leur « origine mecquoise » pour en imposer, les
ZafiRaminia, Austronésiens arrivés au début du XVIe siècle mais
alors à Madagascar depuis quatre siècles, n’étant pas dupes des
apparences comme souvent le furent les Européens encore en phase de
découverte, n’ont pas eu de mal à se plier à ses lois, qui ne
devaient guère à l’islam, et à se contenter de n’y avoir en somme
qu’un roi-magistrat. En effet, si l’Anosy avait bien entretenu,
du XIIe au XVe siècle, des relations avec le Moyen-Orient, comme en
témoignent aussi bien le vocabulaire de l’histoire biblique ou du
commerce que l’importation de la vigne (akitsy) ou du grenadier
(romany), par exemple, du moins faut-il saisir que ces relations
n’eurent dans la culture qu’un impact limité. Déjà, d’origine
austronésienne, la circoncision n’avait rien à voir avec l’alliance
de Yahvé avec les descendants d’Abraham. Dian Bilis n’y était pas le
Diable des religions du Livre, mais, réinterprété, le nom attribué
au Dieu de la Terre. Et si le jeûne du Ramavaha présentait
quelque analogie avec le Ramadan, il restait, dans la tradition
austro-asiatique, un rituel agraire en relation avec la culture du
riz. C’est le même genre de relations que l’Anosy entretint
d’abord avec les Européens, avant que les bonnes relations de la
traite fassent place, avec Flacourt et ses successeurs, aux rapports
de force guerriers. Premier à Madagascar à faire l’expérience de
l’impérialisme occidental, l’Anosy allait y être aussi le premier à
en triompher, en 1674, avec les armes de
l’Occident.
Jean-Pierre
Domenichini et Bakoly D-Ramiaramanana
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Maison de bois, maison de
pierre Comme les bateaux cousus de la tradition
austronésienne faits de bois sans aucune quincaillerie, les
belles maisons des Grands, à la construction desquelles
excellaient les andriana héritiers des techniques de la
charpenterie marine, sont faites de bois, les maisons du
peuple étant faites en végétaux moins nobles. De l’absence de
quincaillerie, la tradition donne les raisons techniques – le
fer « mange » certaines des essences employées –, mais aussi
des raisons culturelles : le végétal est une matière vivante
alors que la terre, ainsi que ses dérivés, est une matière
attachée à la mort, dont seuls triomphent les dieux, et aux
morts qu’elle accueille après leur vie. La tranovato «
maison de pierre » que l’on voit encore sur une île dans
l’embouchure de l’Efaho, était incongrue dans le paysage.
Longtemps présentée comme « Fort des Portugais » et encore
récemment comme « première construction érigée par des
Européens à Madagascar », elle leur est en fait bien
antérieure, puisque, dès leur premier passage, les Portugais
en découvrirent les ruines. Reste que ce bâtiment carré de
pierres et chaux de corail, d’environ 10 m de côté et d’une
hauteur de 3,50 m, ne peut être, dans son matériau, que de
conception étrangère : peut-être moyen-orientale, car il était
couvert d’une terrasse comme en pays sans abondance de pluies.
La tranovato aurait-elle été construite par des Robinson
naufragés qu’elle témoignerait quand même des relations
ultramarines qu’entretenait alors l’Anosy. Mais, eût-elle été
rectangulaire et non carrée dans son plan, ç’eût été, au sol,
une des réalisations du modèle de la maison austronésienne
avec deux portes, l’une à l’ouest, l’autre à l’est, et une
fenêtre dans la partie nord de la façade ouest : l’on est en
droit de se demander si les constructeurs, à l’évidence encore
étrangers à la culture malgache, n’en étaient pas déjà
pénétrés. Mais il est évident que ce type de construction ne
fit pas école, parce que la culture n’admettait pas qu’un
bâtiment de pierre pût être la demeure des vivants. Comme
on le voit par cet exemple, les Malgaches, bien assurés dans
leur culture, n’étaient pas prêts à imiter et reproduire sans
plus les modèles que leur offraient les étrangers. Chaque
apport étranger fut jaugé et examiné avant d’être emprunté et,
si l’emprunt était décidé, fut normalement adapté et accommodé
aux exigences de la
culture.
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