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Andrianjaka et Antaninarivo
Les traditions auxquelles on peut
se référer - si divergents que puissent en être les contenus - se
rejoignent pour reconnaître l’importance d’Andrianjaka dans
l’histoire du royaume merina et même au delà, jusqu’à
aujourd’hui. A s’en rapporter à cette mémoire collective, cet
Andriamanjaka, dont le règne se situe dans la seconde moitié du 16e
siècle, est avant tout le premier auquel, héritiers des
vainqueurs des Vazimba, nous devons d’avoir Antananarivo
pour capitale de Madagascar et le Betsimitatatra, à ses pieds,
devenu rizières où le bon souverain sut faire collaborer toutes
les couches de la hiérarchie sociale pour la construction des
digues de l’Ikopa. Mais qui veut écrire l’histoire et la
comprendre se doit de chercher à élucider le pourquoi et le
comment des divergences entre les traditions. Car c’est bien en ce
qu’elles révèlent d’Andrianjaka et de son règne – à commencer
par son accession à la souveraineté – que se trouvent les clefs de
cette histoire.
Curieusement, après tout ce qui en
a été dit à propos des décisions prises par Andriamanelo et Ralambo,
sans exception aucune – y compris celles relatives à la prise de
possession d’Antaninarivo –, les traditions accessibles tendent
encore à établir la légitimité d’Andrianjaka et des actions de son
règne. Mais il n’y a pas à s’en étonner. Exceptionnellement
complexe, même aux yeux des plus avertis, la question des moyens et
des principes mis en œuvre pour l’accession au pouvoir suprême au
sein des royaumes malgaches - et plus particulièrement du royaume
merina - se présente aujourd’hui encore comme un défi lancé aux
historiens et aux anthropologues. Il paraît évident que ce défi
ne pourra véritablement être relevé que par le biais d’une histoire
culturelle faisant bonne place au langage et aux
représentations. Il est hors de propos d’en traiter ici dans son
ensemble, mais sans doute peut-on commencer à y voir plus clair en
se souvenant qu’il s’agit là de fruits de l’histoire et de la
rencontre sur le sol de la Grande Ile – et, en l’occurrence, des
Hautes Terres centrales – de communautés également issues du monde
austronésien et globalement de même culture, mais se distinguant
notamment par leurs systèmes de parenté et leurs modes de
transmission des héritages. Dans un tel contexte, la dévolution
du pouvoir souverain, bien indisponible échappant au bon plaisir
d’un roi-patriarche (masi-mandidy), est forcément une œuvre
stratégique de longue haleine jouant à la fois de l’état des droits
et de l’équilibre des forces en présence. Explicitement évoqués
par les traditions, trois chemins s’ouvrent au candidat au fanjakana
royal : la guerre ou son substitut, le fanorona, l’héritage comme
conséquence du mariage et la négociation d’une convention.
La légitimité
d’Andrianjaka Quelque peu analogue à la marelle
médiévale française, le fanorona est un jeu de stratégie qui, comme
les échecs (samantsy) en pays zafiRambo, faisait partie de
l’éducation des jeunes princes. Dans nos traditions étaient
censés être en train d’y jouer tant l’héritier désigné
Andriamananitany quand il fut assassiné par les partisans
d’Andriamanelo, son aîné au pouvoir, que le fils aîné de Ralambo,
Andriantompokoindrindra, éliminé de la succession pour être demeuré
sourd aux appels au secours de son père. Ce dernier voulant encore
une fois tester ses fils pour savoir si le cadet, Andrianjaka, était
vraiment digne de la souveraineté à laquelle il le destinait pour
réparer l’assassinat d’Andriamananitany et respecter le testament de
Rangita. Pour comprendre ces conséquences extrêmes d’une activité
prétendument de loisir, il faut savoir que le fanorona, alors
qualifié de soratr’Andriamanitra ou “prescription / décision
divine”, était à l’époque plus qu’un jeu : un moyen de divination
antérieur à celui de l’ombiasy sous influence arabo-musulmane, et
pour lequel le prince était lui-même son propre ombiasy.
Réussira-t-il à élaborer les stratégies qui vont lui permettre de
sortir vainqueur de l’expédition ou de la guerre qu’il va
entreprendre ? De fait, commencer à jouer au fanorona, c’était déjà
commencer à combattre. Une victoire au jeu était présage de succès
assuré, une défaite, présage d’échec. La tradition d’Ambohimalaza
donne à entendre que, par son don de voyance, le grand ancêtre,
roi-prêtre et devin depuis dix ans, sur le territoire légué par sa
mère et qu’il était prêt à défendre contre tout empiètement, avait
deviné que son père n’avait nul besoin de secours. Mais l’annonce
d’une recherche de victoire imparable par 3 contre 5 inaboutie
signifiait qu’il ne se lancerait dans aucune entreprise d’expansion
sans totale certitude de réussite. Quant à Andrianjaka, se
détournant du fanorona dessiné sur son rocher d’Andringitra, pour
formuler le souhait de prendre Ialamanga sans coup férir, il
annonce, pour sa part, sa décision de chercher une expansion
territoriale vers le sud et par d’autres moyens que la guerre : ce
sera en se présentant à Ialamanga en héritier de Rafandrana. Il
faut aussi relever, sans plus s’y attarder, que Ralambo et
Andriantompokoindrindra se rejoignent parfaitement pour éviter le
partage, à la mort de Ralambo, de l’Imerina ambaniandro : en deux
royaumes, celui de l’Est à Andriantompokoindrindra et celui de
l’Ouest à Andrianjaka. Ce sera en s’engageant sur le deuxième
chemin possible d’accès à la souveraineté, qui est celui des
mariages calculés en fonction des droits qu’ils peuvent procurer aux
époux et aux enfants – permettant à l’homme d’exercer le fanjakana
sur les terres de sa femme et à ses enfants de les recevoir en
héritage de leur mère. Ralambo le fera par une forme de testament et
Andriantompokoindrindra par une convention passée avec son cadet, et
en instaurant un mariage préférentiel de fanjakana tsy afindra entre
leurs descendants. Cela dit, il faut se rappeler, à propos du
rôle des femmes comme source du pouvoir, que celui-ci était fondé
sur l’ancien principe juridique (rohin-drazana) limitant les droits
d’un prince en matière de succession. Aucun prince, fût-il roi,
n’avait le droit d’écarter de la succession au fanjakana les enfants
de sa sœur qui en étaient les héritiers prioritaires (ny amin'ny
zanak’anabavy dia tsy very ariana ny amin'ny fanjakana). C’est
ainsi que s’expliquent, d’une part, décidé par Andriamanelo, le
passage par le mariage du fils de son frère Andriamananitany avec
leur sœur Rafotsindrindramamnjaka, et d’autre part, mais
partiellement, l’apparition, au début du 20e siècle, d’une
surprenante tradition dont la publication fit alors scandale et qui
faisait de la mère d’Andrianjaka la descendante par les femmes d’une
cadette de Rangita, qui aurait été mariée à un prince sakalava
d’origine anglaise (par ailleurs évoqué par nombre de récits, tant
malgaches qu’européens, relatifs aux dynasties du Sud et du
Sud-Ouest de l’île).
La conquête
d’Ialamanga Andrianjaka n’avait certes pas renoncé en
toute circonstance à être un conquérant. Une tradition lui attribue,
comme à Ralambo, cinquante fusils et trois barils de poudre. Et
déjà, avant de se tourner vers Ialamanga, il avait pris le contrôle
de tous les sommets entre Ambohimanga et l’Andringitra, lesquels
étaient des lieux de pouvoir qui resteront, par la suite, le siège
de pouvoirs seigneuriaux. Ialamanga – ou, selon d’autres
traditions, Anjalamanga ou encore Analamanga – était un site aménagé
selon les normes des anciens sites princiers. Au milieu d’une
forêt, en son point le plus élevé à Ambohimitsingina (“Au sommet qui
effleure le ciel”) l’actuel Ambohimitsimbina où ont été érigées les
antennes du réseau hertzien –, existait une palée (rova) à
l’intérieur de laquelle avaient résidé les rois vazimba. En
contrebas au nord-ouest, un lac sacré dans le vallon perché
d’Antsahatsiroa servait à la sépulture, au moins partielle, des rois
trépassés. En dehors du rova existaient aussi de petits villages
comme celui d’Ambohimanoro. L’ensemble était entouré soit par des
abrupts rocheux, soit par des fossés. A cette époque, comme à
Ambohimanga – celle-ci a conservé sa forêt jusqu’à présent –, les
rois et princes n’enterraient pas à l’intérieur de la palée, mais
dans la forêt. Ambatobe, Ambavahadimitafo et Ambatobevanja furent
des lieux de sépulture. Et le peuple enterrait à l’extérieur des
fossés : Ambohitsirohitra, par exemple, était le lieu de sépulture
d’Ambohimanoro. Ialamanga n’était pas un site princier comme les
autres. C’était le grand nombril (foibe) de toute la région, un lieu
de pouvoir particulier pour les relations avec l’au-delà céleste, là
où arrivait, par le cordon ombilical reliant le ciel et la terre, le
hasina vital. Y consacrer un accord ou une convention lui donnait
une autorité supérieure. C’est ainsi que le vallon perché d’Andohalo
accueillait les pierres levées (orim-bato) qui consacraient ces
accords. Comme le donnait à penser le nom du lapa d’Ambohimitsingina
: Tsiazompaniry ou “Celui qui échappait aux convoitises”, cette
ville sanctuaire était censée imprenable. La conquête
d’Analamanga ne fut sans doute pas un haut fait d’armes
d’Andrianjaka, mais plutôt le résultat de négociations qu’appuyait
un fort mouvement populaire, à un moment où le pouvoir précédent,
après le dernier grand règne d’Andriampirokana qui avait complété la
défense de la ville et fait creuser le fossé d’Ankadinandriana, à
l’est du rova, semble bien avoir été désorganisé.
Antaninarivo, capitale de
l’Imerina La tradition royale va jusqu’à raconter
qu’Andrianjaka et ses gens ayant fait halte à Andrainarivo, à l’est
de la ville, et y ayant fait la cuisine, le nombre de feux et la
quantité de fumée firent si peur aux Vazimba qu’ils s’enfuirent !
Mais, à suivre le récit qui nous est donné de la prise de
possession, les fuyards ne comptèrent que du menu fretin. En
effet, Andrianjaka rencontra sur place les fils d’Andriampirokana,
Andriantsimandafika et Andriambodilova, avec lesquels il passa
convention et qui, avec des privilèges plus importants que ceux des
andriana, furent établis, le premier à Ambohitriniarivo, au nord
d’Ivato, le second à Anosisoa, où ils devinrent les ancêtres des
Antehiroka. Il y rencontra aussi les Zanamahazomby, descendants
d’Andriamahazomby, qui avait autrefois reconnu les droits, sur
Ialamanga, de Rafandrana, un ancêtre d’Andrianjaka. A la
population, les serviteurs-courtisans qui accompagnent le prétendant
le présentent comme un prince qui ne fait perdre à personne ni sa
famille ni ses biens. Répondant aussi au souci du sort de la
terre, ils indiquent qu’il respectera les biens hérités des
ancêtres. Andrianjaka n’ayant rencontré aucune opposition, la ville
sanctuaire passa aux mains des descendants de Rafohy et Rangita.
Andrianjaka va réaménager le site et le nommer Antaninarivo (“A la
terre du peuple”). Jusqu’à ce jour, la prononciation Antàn’nariv’ se
conforme à celle du nom donné par Andrianjaka, même si
Andriamasinavalona et Radama Ier décidèrent de la renommer, le
premier Antananarivolahy (“A la ville remise à mille hommes”) et le
second Antananarivo (“A la ville des mille / du peuple”). Décider
d’une nouvelle nomination du lieu était normalement au nombre des
prérogatives royales, et la tradition en donne maints exemples. Mais
les nouvelles dénominations sont toujours significatives. Le sens
de “ville du peuple” – si l’on admet que, dans les noms, manga est
une référence au monde arabe – indique un programme politique de
réaction contre l’influence arabo-musulmane qui, à cette époque, est
sensible en divers domaines. Maître des lieux, le premier acte
d’Andrianjaka fut de couper un pan de forêt pour y installer son
rova. Non seulement il ne reprit pas pour lui l’ancien rova vazimba,
mais il le retrancha de l’agglomération en faisant creuser, entre
les deux palées, le fossé d’Ankaditapaka. La différence était
désormais faite entre Ialamanga et Antaninarivo. Et il n’eut pas
d’autres grands aménagements à faire, car l’espace était déjà bien
délimité et protégé. Rénové, l’antique établissement devenait le
foiben’Imerina (“grand nombril de l’Imerina”), le lieu où, par
excellence, se faisait la communication avec le ciel. Exception
faite des Vazimba qui fuirent et formèrent ensuite une partie des
Antehiroka, il confirma dans leurs droits les habitants qui y
résidaient déjà, mais en y mêlant, comme colons (voanjo), certains
des partisans qui l’avaient suivi. Il fit de la ville la
représentation du royaume. Il ne toucha pas aux anciens tombeaux, et
notamment à celui d’Andriampirokana, dont les descendants
conservèrent ce qui devint le quartier d’Andafiavaratra. Il lotit
partiellement la forêt en délimitant de nouveaux quartiers auxquels
étaient adjoints, à l’extérieur des fossés, des terrains de culture
(tanimboly) : dans l’enceinte de la ville, Ambavahadimitafo
(nord-est) fut accordé aux Andriantompokoindrindra ; Ambohitantely
(nord d’Andafiavaratra) aux Andrianamboninolona ; Ambohitsoa (où fut
construit le lycée Gallieni au 20e siècle) aux ZanadRalambo ;
Andrefandrova (ouest du rova) à ses proches parents.
Ambohimitsimbina, quartier de l’ancien rova, devint la résidence des
tandapa, ses serviteurs-courtisans. Les lignages andriana
puissants étaient donc représentés à proximité du palais royal, mais
ne pouvaient y ensevelir leurs morts et devaient le faire dans le
vohitra de leurs ancêtres. Seuls Andrianjaka et ceux de ses
descendants qui allaient régner après lui obtenaient le droit de
sépulture à Antaninarivo, à l’intérieur du rova. La ville
rayonnait sur la région, débordant les limites des terres ayant fait
allégeance. Andrianjaka, prévoyant l’avenir, encourageait les
initiatives visant à étendre ce rayonnement. C’est ainsi qu’il
autorisa Andrianentoarivo, d’ascendance zafimamy, à se créer un
fanjakana dans ce qui devint le Vonizongo (nord-ouest de
l’Imerina). Mais alors que lui-même avait – chiffre célestiel –
douze conseillers, comme Andriantompokoindrindra au moment de son
règne, il n’en accorda que dix – chiffre terrestre – à
Andrianentoarivo, comme en avait Andriantompokoindrindra depuis
qu’il avait cédé le pouvoir souverain à son frère. Par de telles
créations, Andrianjaka préparait l’avenir à une plus grande Imerina.
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Les Antehiroka Descendants des
derniers rois vazimba d’Ialamanga, les Antehiroka ne sont pas
des primitifs chassés par la défaite de leurs lieux de
résidence. Les privilèges qui leur furent reconnus par
Andrianjaka – et que confirma encore Andrianampoinimerina –
suffisent à le prouver. Ils bénéficiaient, en effet, de
tous les privilèges qu’avaient les andriana. Ils n’avaient pas
à verser au roi ou à ses représentants la culotte de bœuf
(vodihena) pour chaque zébu sacrifié. Leurs territoires ne
pouvaient être donnés en apanage et seigneurie à un prince
(tsy atao menakely). Leurs biens ne pouvaient tomber en
déshérence (tsy hanina mati-momba) et être une aubaine pour le
souverain. Ils n’avaient ni à assurer la garde de
l’enceinte royale (tsy miambina valamena) et le portage des
princes (tsy milanja Andriana), ni à payer l’impôt sur le riz
récolté (tsy mandoa isam-pangady), ni à verser chaque année le
grain d’argent par personne vivante (tsy mandoa variraiventy
isan’aina) – impôt tout à fait minime mais marque de sujétion
–, ni à accueillir des chèvres dans leurs villages (tsy
iakarana osy). Accordé en échange du renoncement au pouvoir
souverain, ce dernier privilège signifiait que, n’en élevant
plus pour eux-mêmes, ils n’avaient pas non plus à recevoir les
chèvres du souverain sur leurs terres. En outre, si, comme
les andriana, ils avaient le privilège qui interdisait au
souverain de verser leur sang et de les convoquer au service
armé, ils en avaient un autre, particulièrement important,
celui d’être tsimatimanota, qui leur assurait la vie sauve en
cas de crime. C’est ainsi que le roi Andrianampoinimerina
voulant punir Ravovonana, un Antehiroka qui l’avait blessé au
genou d’un coup de fusil, dut attendre l’autorisation des
Antehiroka, et l’exécution du coupable se fit sans effusion de
sang. Enfin, en matière de rituel, ils étaient autonomes
(mahavita tena), notamment pour la circoncision de leurs fils
– alors même que, sous peine de nullité, leur participation
était indispensable lors de la circoncision des enfants
royaux, où les bénédictions qu’ils prononçaient en tant que
“parents à plaisanterie” (ziva) de la famille royale, et qui
devaient rester secrètes, prenaient la forme d’imprécations.
Huit générations après Andrianjaka, la parenté étant éteinte,
ce statut fut remis en cause, mais déjà en avait pris la
relève la dynastie des Andafiavaratra.
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