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Andriamanelo, roi d’Alasora
Au 16e siècle, Andriamanelo,
transgressant les décisions de Rangita, créa une nouvelle
dynastie et posa les bases de l’ordre andriana des siècles
suivants : Alasora, au sud-est d’Ialamanga, l’actuelle Antananarivo,
allait ainsi devenir le berceau de la deuxième dynastie et la source
de la nouvelle andrianité. Ce d’autant plus facilement qu’il était
en position de réaliser la politique engagée depuis Fanongoavana
qui, pour développer ses exportations de riz à destination de
l’Afrique, recherchait des terres plus chaudes et plus étendues,
propices à une riziculture de masse. Car au sud et à l’ouest du
chaînon d’Ialamanga, sur des terres sur lesquelles ses ancêtres lui
avaient légué des droits, s’offrait le Betsimitatatra, qu’il
était en mesure de reprendre à ses occupants vazimba. Il y
suffisait, en héros civilisateur, de ne craindre ni les
innovations ni les transgressions que souvent elles supposent.
Son règne, selon la tradition, en fut riche. Mais, en les
interprétant selon des modèles qui ne convenaient pas, on n’en a pas
toujours saisi la portée.
Marqué par une forte rupture avec
la période précédente, l’avènement d’Andriamanelo mit en difficulté
bien des mpitantara peinant à mémoriser convenablement une période
charnière, où les anciens principes furent discutés et où les
changements ne furent pas acceptés de façon unanime. C’est ainsi
que Rangita et Rafohy – pour ne prendre qu’un exemple significatif –
sont présentées tantôt comme deux sœurs, tantôt comme la mère et la
fille, et que, dans les deux cas, leur succession chronologique peut
être inversée, sans compter que des traditions attribuent à l’une
les décisions qui sont ailleurs attribuées à l’autre ou, plus
souvent, aux deux. Passant outre ces contradictions et bien
d’autres encore – telles celles introduites par le fait de donner
Rafohy pour un homme, Andriampohy ! –, nous avons pris le parti d’en
remettre à plus tard l’explication et adopté ici la tradition qui
fait de Rangita la mère d’Andriamanelo, en nous fondant
principalement sur son nom complet de Rangitatrimovavimanjaka
enregistrant l’effectivité de son règne.
L’héritage de Rangita et
Rafohy
Généralement fixés, voire même donnés,
après leur mort, les noms des souverains ont toujours une
signification historique. Ceux de Rafohy et de Rangita indiquent
bien la fin de la période des princes vazimba et le début de leur
abaissement. Car, s’il est vrai que le nom développé de la
dernière, avec l’élément trimo qui utilise l’image de la puissance
que comportent beaucoup de noms de princes vazimba, maintient son
appartenance à l’époque des Ratrimo, son nom abrégé et celui de
Rafohy sont à mettre en relation avec la formation de l’idée que
l’on se fit en Imerina de ce qu’auraient été les Vazimba. Le mot
ngita «crépu» – qui, par ailleurs, désignait, il y a peu encore, une
forme de beauté des cheveux crêpelés pour le soin desquels les dames
d’Imerina occupaient une grande partie de leur temps –, et le mot
fohy «court, de petite taille» sont en effet deux des caractères par
lesquels on spécifie cette «population» mythique. Reste que le
tandem Rafohy et Rangita a d’abord pour fonction d’établir la
légitimité de leurs successeurs. Politique, la décision de
Rangita qui, voulant rétablir une succession harmonieuse (fanjakana
arindra) au pouvoir, accordait aux enfants royaux de se succéder –
les cadets se soumettant en attendant leur tour (fanjakana
ifanoavana) –, tenta de réserver aux seuls garçons l’accès à la
charge suprême en écartant les filles de la maîtrise de la
terre. C’est ce que signifie le nom de son deuxième fils,
Andriamananitany «Prince qui possède la terre», recevant une qualité
qui était jusqu’alors réservée aux filles (Ramananiambonitany,
Ramanamihoatrambonitany, Ramanalimananambonitany…) que les andriana
devaient épouser pour pouvoir régner. Dans cette période
charnière, Andriamanelo, à qui devait succéder son frère, ne devait
disposer que d’un règne de transition. Il avait reçu la succession
de sa mère, mais son frère devait transmettre la sienne à ses fils.
Et, comme dans l’Ouest, le vendredi devait remplacer le jeudi comme
andron’Andriana «jour du Prince». Ce fut effectivement un règne de
transition, mais celle-ci ne s’effectua pas dans le sens voulu par
Rangita. Comme le montrent les événements, la décision fut
discutée et rejetée. En effet, les deux frères, l’aîné à Alasora, le
cadet à Ambohitrandriananahary – installé par sa mère sur un sommet
élevé dominant topographiquement celui d’Alasora –, ayant fait
creuser un fossé pour fortifier leur cité, Andriamananitany termina
le travail au bout de quinze jours, alors qu’il fallut un bon mois à
Andriamanelo. Andriamananitany devenait le songe – ou le taro –
dépassant le bananier et lui faisant ombrage. Ce fut le prétexte de
l’assassinat du successeur désigné, que celui-ci eût été perpétré
avec l’accord de son aîné ou non. Mais, pour respecter la décision
de Rangita, il fut convenu que le fils d’Andriamanelo épouserait la
fille qu’Andrianamboninolona, fils d’Andriamananitany, aurait de
Rafotsindrindramanjaka, la sœur de son père.
Les innovations du héros
civilisateur
C’était à la fois suivre la décision
devenue ancestrale – et par là même contraignante –, puisque
Andriamananitany régnerait par ses descendants à travers
Andrianamboninolona, mais aussi conserver la succession
matrilinéaire : le droit sur la terre et surtout celui de
transmettre le fanjakana restaient entre les mains des femmes, comme
le soulignaient les noms de Rangitatrimovavimanjaka et de
Rafotsindrindramanjaka. Héros civilisateur, Andriamanelo apparaît
dans la tradition comme celui qui aurait innové en mettant fin à
l’ignorance des Vazimba présentés comme d’invétérés primitifs. On a
prêté à ce souverain l’introduction du fer et de ses techniques,
celle de la circoncision, l’invention de la pirogue, des fossés
(hadivory) qui entourent les sites d’habitat, du premier fanorona
qui aurait nécessité un sacrifice humain et, enfin, du rituel
(alaondrana) permettant le mariage de parents proches, y compris
ceux de générations différentes. C’était certes beaucoup et il
n’était pas toujours facile de concilier la tradition avec ce qu’on
savait de science sûre. Quoi qu’il en soit, que l’on n’ait pas
compris qu’Andriamanelo n’avait pas inventé le travail du fer, ne
devrait pas conduire à refuser d’écouter la tradition, quand elle
nous dit que le fer est apparu (niseho) sous le règne
d’Andriamanelo, alors même que l’on sait que, depuis Fanongoavana,
qui est située dans une région d’ancienne métallurgie, Andriamanelo
et ses ancêtres étaient bien placés pour connaître le travail du
fer. Il ne s’agit pas effectivement de l’invention de la
métallurgie qui est connue depuis le début du peuplement et se
trouve attestée dans la région par des couteaux et d’autres objets
dans le site d’Ambohimanana, près d’Andramasina, daté
archéologiquement des 9e-11e siècles, mais bien de son utilisation
notamment pour les sagaies. L’usage du fer comme arme est attaché
au récit de la «conquête» d’Alasora par Andriamanelo, le «jeudi
noir» de la tradition des Manisotra, descendants des princes vazimba
de l’endroit. C’est avec des sagaies à lame de fer, des «fers
volants», qu’il aurait attaqué Alasora, et les Vazimba qui y
habitaient se seraient alors enfuis. Pour le même fait, il n’est pas
inutile de rapporter qu’une autre tradition rapporte qu’il aurait
aussi attaqué d’Alasora en y faisant pénétrer, avec le même effet,
un troupeau de chèvres. De fait, on sait que le fer et les gens
qui le travaillaient étaient écartés de l’exercice du fanjakana. Et
la mémoire populaire des Hautes Terres se rappelle encore que le
creusement des fossés autour des sites d’habitat andriana devait
être fait avec des sahiratsy ou bêches de bois. De même ne
pouvait-on menacer d’un fer (tsy ambanam-by´) ni un fleuve servant
de frontière, ni un andriana, ni un andevo. Enfin, on se rappelle
que les andriana avaient utilisé des sagaies de bois dur à la tête
durcie au feu, les katsomanta et kinangala interdits plus tard par
Andrianampoinimerina mais qui, dans l’esprit de beaucoup, conservent
une grande supériorité sur les armes ultérieures. Ainsi,
enfreignant l’interdiction religieuse qui prohibait ce métal dans le
code la guerre et des conflits, notamment entre princes,
Andriamanelo innova et fit place nette autour de lui. Que l’on
puisse attribuer à un troupeau de chèvres les mêmes effets ressort
du même genre d’explication. En effet, les descendants d’anciens
princes ayant renoncé à l’exercice du pouvoir souverain ont
l’interdit de la chèvre (fady osy) et introduire des chèvres à
Alasora était alors violer un interdit profondément intériorisé
comme signe d’identité. La grande invention d’Andriamanelo n’était
pas de nature technique, mais, plus radicale, religieuse et
sociale. Quant à l’invention de la pirogue et des fossés de
défense découlant de celle du fer, il faut toujours beaucoup de
naïveté pour leur accorder encore quelque crédit, lorsque l’on songe
aux techniques de la construction navale mises en œuvre pour les
voyages qui conduisirent autrefois à Madagascar et aux milliers de
sites à fossés antérieurs au règne d’Andriamanelo. Néanmoins, là
aussi, Andriamanelo innova : il faut penser que cette embarcation
trouva un nouvel usage dans les cérémonies de serment d’allégeance
(velirano) et, plus sûrement encore, qu’on put l’utiliser sur
l’Ikopa sur lequel, comme toujours aujourd’hui sur la Sisaony, il
était interdit d’aller en pirogue (tsy azo lakanina). De même
peut-on penser que l’usage des bêches de fer se généralisa pour le
creusement des fossés. Et il n’est d’ailleurs pas à exclure
qu’antérieurement, les bêches de bois – une seule aurait même suffi
– n’aient servi qu’au premier geste, initial et important, qui,
rituellement, consistait à «casser la terre» (mamaky tany) et que
l’essentiel du travail se faisait ensuie déjà avec des outils de
fer.
La source des andriana
d’Imerina
S’agissant de la circoncision, de
l’alaondrana et du fanorona, le souvenir de leur «invention» peut
déjà s’expliquer simplement par un anachronisme descendant, fréquent
pour signifier la confirmation par un nouveau souverain de ce qui
existait antérieurement. Leur attribution à Andriamanelo est, de
plus, un moyen d’exalter la puissance du Roi. En effet,
l’organisation de la circoncision par Andriamanelo pour ses deux
fils, Ramasy et Ranoro, était racontée – suprême consécration – dans
une sorte de mythe où les noms des deux garçons, qui n’apparaissent
plus par la suite dans les tantara, évoquent on ne peut mieux celui
de l’eau utilisée dans la cérémonie, qui est dite ranomasina
ranomanoro «eau sainte, eau heureuse». L’invention du rituel de
l’alaondrana – cette cérémonie qui, entre deux personnes, annule la
parenté interdisant le mariage – permettait, quant à elle, de se
souvenir que, pour exécuter les décisions testamentaires de Rangita,
Andrianamboninolona avait été marié à la sœur de son père –
transgression particulièrement grave dans une société déjà
influencée par l’islam. Enfin, la création d’un fanorona au nord
d’Alasora qui avait nécessité un sacrifice humain, conservait
surtout le souvenir qu’Andriamanelo avait abandonné cette pratique
longtemps nécessaire aux rituels de fondation et en attribuait la
responsabilité au seul Andriamananitany, justifiant ainsi
implicitement son éviction du pouvoir. Ainsi, dans ces innovations,
voit-on, à juste titre, la grandeur d’un roi dont la réputation et
l’autorité devaient dépasser l’étendue du territoire qui
reconnaissait son pouvoir. Au cours de son règne, Andriamanelo
«Prince qui dispose de l’usage de l’ombrelle» – au nom impliquant
qu’il avait à reconnaître qui était andriana – allait poser Alasora
comme seule source d’andrianité. Il existait bien sur les Hautes
Terres centrales d’autres groupes andriana comme les
Andrianakotrina, dont le grand ancêtre est gratifié de
l’introduction en Imerina du riz apporté dans l’Ankaratra par la
fille de Dieu, ou comme les Andriamanangaona que l’on trouve partout
dans ce qui devint le Ventre de l’Imerina et qui, avant de rejoindre
la masse du peuple, auront encore des démêlés avec
Andrianampoinimerina. A l’époque, tous les très hauts sommets de
la région sont occupés par des habitats à fossés et beaucoup d’entre
eux abritent des sépultures d’andriana de la période antérieure.
C’est, par exemple, le cas d’Ambohitrikanjaka dans la région
d’Ambohimalaza. Située au nord d’Ambohitrombihavana où
Andrianamboninolona établit sa résidence et culminant à 1.507 m
dépassant Ialamanga de 35 m, Ambohitrikanjaka domine toute la région
à l’ouest de Kilonjy. Bien fortifié par un système complexe de
fossés doublé à l’extérieur de murs édifiés avec des blocs de
quartzite (vatovelona «pierre de vie»), le site abrite toujours en
son sein toute une série de tombes qui témoignent d’une longue
occupation. Après l’établissement d’Andrianamboninolona à
Ambohitromby, ses occupants, rabaissés au niveau roturier, durent
déguerpir et s’installer près de Manjakandriana où les anciens se
souviennent encore du fait. Soulignant cet abaissement, les andriana
habitant à l’ouest d’Ambohitrikanjaka appellent ce sommet
Ambohitralika, «A la montagne des chiens». Par l’écartement des
andriana de la période antérieure dès lors appelés roandriana,
Alasora devint progressivement la seule source de
l’andrianité. De cette nouvelle andrianité, Andriamanelo a défini
les signes distinctifs. Les ficus dont il existe de nombreuses
variétés, furent de tout temps l’emblème du pouvoir politique à
Madagascar. Les Vazimba des Hautes-Terres utilisaient le voara et
le nonoka, dont certains étaient alors plantés au sommet
d’Ialamanga. Avec Andriamanelo, les amontana et les aviavy,
également hazon’Andriana «arbres du Prince / arbres des princes» les
remplacèrent. De même interdit-il aux Bemihisatra, c’est-à-dire au
peuple roturier, d’enterrer à l’intérieur des
fossés. L’interdiction fut d’ailleurs facile à faire respecter,
car elle ne modifiait pas les coutumes de la majorité du peuple en
la matière. Son but était, en fait, de réserver aux andriana
reconnus par Alasora le droit d’enterrer à l’intérieur des fossés –
et d’en exclure les roandriana. C’est donc à ces derniers que
s’appliqua l’interdiction. Avec Andriamanelo qui aménagea en
rizières toute la partie amont du Betsimitatatra, Alasora redevint
capitale souveraine. Mais elle devait supporter de rester sous le
regard proche de sa voisine d’Ialamanga. En épousant Ramaitsoanala,
fille du roi d’Ambohidrabiby, Andriamanelo allait consolider les
droits des descendants d’Alasora sur ce célèbre site qui, avec son
rova de Tsiazompaniry, demeurait le but ultime de tous les
désirs.
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L’Alaondrana Que le patrimoine
soit foncier et terrestre ou qu’il résulte d’accumulation du
hasina célestiel, les considérations patrimoniales ont
toujours joué un rôle important dans les stratégies
matrimoniales. Ainsi, lié au souci de l’héritage,
s’explique la pratique plus ou moins fréquente du mariage lova
tsy mifindra dans les groupes dirigeants et du fanjakana tsy
afindra chez le groupe royal. Une expérience multimillénaire
avait permis de voir les éventuels dangers de la consanguinité
qu’évoquent les mots malgaches de sampona, ondrana et sembana.
Le rituel de l’alaondrana, alasembana ou alasampona a pour but
d’effacer la parenté entre un jeune homme et une jeune fille
voués au mariage et d’éviter toute malformation aux
enfants. Malgré son importance dans les groupes
gouvernants, les traditions officielles ne le décrivent pas
et, à notre connaissance, aucune étude ne lui a été consacrée.
Aussi la cérémonie qui, en ce cas, se déroule chez les
andriana de Vohimasina, près d’Ambohimahasoa sur la route qui
joint Antananarivo à Fianarantsoa, présente-t-elle un grand
intérêt. Pour cette fête, les familles du jeune homme et de
la jeune fille sont invitées. Quand tous sont réunis, un zébu
sans défaut est sacrifié, alors que, dans la maison, un
spécialiste raconte les généalogies. Les deux jeunes sont
alors assis au sud du foyer. Une fois finie l’histoire, ils
s’assiéent près du poteau central en se faisant face, les
jambes allongées de telle sorte que la plante des pieds de
l’un touchent celles de l’autre (mifanipa-dampatra), alors
que, selon la coutume, des frères et sœurs ne doivent pas se
donner de coups de pied. On efface la parenté en déplaçant,
d’abord la panse du bœuf, puis des chaînes d’argent, de la
tête au corps et aux jambes de jeune homme, puis aux jambes,
corps et tête de la jeune fille. Selon les traditionnistes,
l’ondrana est ainsi transféré au cœur du bœuf. Pendant ce
temps, l’assistance chante : « Il n’y a pas à avoir honte ! »
(Tsy mba menatra ô !… ». Puis on les bénit six fois. Les deux
jeunes se transportent alors au nord de la pièce. Ils étaient
des enfants de la maison, ils sont devenus des étrangers qui
rendent visite. Les réjouissances et le repas peuvent alors
commencer. Les deux jeunes garderont les chaînes d’argent une
semaine et ne devront pas traverser de cours d’eau pendant ce
temps. |
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